Année Maurice Ravel : l'hommage de Jean Zay, en 1937
Puisque nous sommes entrés dans une année hommage à Ravel, m'est revenu à l'esprit le discours prononcé à ses obsèques par Jean Zay, alors Ministre de l'Education Nationale et des Beaux-Arts.
Alors que je déplorais la faiblesse prétentieuse du film consacré à Ravel actuellement disponible sur Arte, m’est revenu à l’esprit le discours que Jean Zay, alors Ministre de l’Education Nationale, prononça pour ses obsèques, le 30 décembre 1937. Ce discours fut ultérieurement reproduit en 1938 dans un numéro spécial extraordinaire que La Revue Musicale d’Henry Prunières publia en hommage à Ravel, une année plus tard.
“ Quelques mois se sont à peine écoulés depuis la mort d’Albert Roussel, et voici que la musique française doit déplorer un nouveau deuil : Maurice Ravel, à son tour, quitte ce monde sonore et disparaît dans le silence. À vrai dire, il nous avait déjà à demi abandonnés. C’est souvent le destin des artistes que d’achever leur carrière, à la façon de leur maître Orphée, par une descente prématurée au règne des ombres. Il en fut de Maurice Ravel comme de Gérard de Nerval, de Baudelaire ou de Schumann : il semble que la ténébreuse rancune des chimères doive fatalement s’attaquer à certains génies comme pour marquer de façon plus éclatante combien ils furent lumineux. Le mal, pour les abattre, choisit la part d’eux-mêmes la plus haute et la plus sûre et ne s’exaspère en coups si tragiques qu’autant que sa victime s’est manifestée par une plus rayonnante surabondance d’harmonies et de clartés.
“ Ainsi de cette belle bête, déjà éteinte avant la victoire définitive de la mort, voulons-nous retenir à jamais les éclairs de vie qui l’animèrent et en firent une des plus spirituelles –aux sens les plus divers et les plus complets du mot- qu’il nous ait été donné de connaître. Parler de Ravel, en dépit des pensées qui nous bouleversent en ce moment, ce sera désormais et toujours parler de choses légères et délicieuses et proclamer, au-dessus du sort contraire, la pure souveraineté de l’intelligence.
“ C’est sous le signe de l’intelligence que s’est déroulée la carrière de cet homme exquis, dont le regard, le sourire, tout l’être nerveux et précis révélaient qu’il était aimé de la vie et favorisé de grâces particulières. Né près de l’Océan, dans un pays de sel et de soleil, Maurice Ravel a débuté dans un moment où la musique et la peinture cherchaient à rendre tout ce qui scintille, bruit, frissonne et palpite dans les éléments naturels. Il est impossible de ne pas rapprocher son nom de son glorieux aîné, Claude Debussy, ne serait-ce qu’à cause de ces jeux d’eaux et de ces jeux de miroirs où se complurent ses premières inventions. Mais Ravel devait se former un vocabulaire et un langage dont les techniciens diront mieux que moi en quoi ils diffèrent du style debussyste. Ils diront aussi ce que Ravel doit à Debussy et à l’atmosphère enchantée que celui-ci avait créée et qu’il était impossible à la génération suivante de ne pas respirer avec délices. Ils diront aussi, et il le disait aussi lui-même, ce qu’il devait à son maître, l’incomparable, l’inoubliable Gabriel Fauré.
“ Cependant, l’école française qui, grâce surtout, peut-être, à ces trois noms, connaît aujourd’hui un prestige international, n’était pas chez nous au goût de tout le monde. Maurice Ravel s’en aperçut, qui dut quatre fois, briguer en vain le prix de Rome, et à qui, en 1905, l’accès même du concours définitif fut refusé. Il avait pourtant déjà produit quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, devenus depuis populaires, aussi bien la Pavane pour une Infante défunte que le ravissant Quatuor. Mais peut-être n’était-il pas mauvais que Ravel inaugurât ainsi une carrière qui devait s’illustrer par un total et constant dédain des honneurs. Trop fier pour chercher des récompenses ailleurs qu’auprès de sa propre conscience d’artiste, et je dirai même d’artisan, Ravel n’a cessé de perfectionner son métier, d’enrichir son écriture, demandant des inspirations aux domaines les plus subtils et les plus précieux de l’art universel, tantôt à l’humour de Jules Renard tantôt aux cristallines ténèbres de Mallarmé, tantôt au romantisme minutieux d’Aloysius Bertrand. Gaspard de la Nuit, en effet, lui inspire trois pièces qui demeurent parmi les plus étonnantes que compte la littérature pianistique. Le caprice, la vitesse, le génie du fantasque et de la contradiction, ce quelque chose de démoniaque qu’on décèle dans les créations les plus libres et les plus savantes de l’esprit, toutes ces puissances ailées se sont emparées de lui pour notre perpétuel ravissement.
“ La guerre, pendant laquelle il fut engagé volontaire, l’arrache à ses fabrications féeriques. Il y revient avec son admirable Tombeau de Couperin, hommage à la tradition française classique, comme La Valse est un hommage au romantisme viennois et ses orchestrations de Moussorgski un hommage au jaillissant génie slave. Quel que soit le langage qu’il adopte, Ravel lui fait rendre des sonorités extraordinairement neuves et où triomphent toujours un goût implacablement sûr, une science et une autorité prestigieuses. La couleur et l’exotisme tentent ce dessinateur aigu : il apporte dans leur maniement une ironie enjouée et qui ne se trompe jamais. Ici il reprend à son compte le pathos rauque des chants hébraïques, là le zézaiement nostalgique des chansons des Îles. Mais c’est surtout vers l’Espagne, pays de prédilection des musiciens français depuis Bizet et Debussy, que l’entraînent son amour des rythmes clairs et secs et peut-être ses origines pyrénéennes. Avec l’Heure espagnole et tant d’autres pages charmantes il intègre au domaine français ce qu’un autre amoureux de l’intelligence pure et de la ligne nette appela « les Méditerranées de la Musique ». Enfin dans ce cortège de merveilles je n’aurai garde d’oublier la plus pure de toutes peut-être, la plus noble et la mieux dansante, cette symphonie chorégraphique de Daphnis et Chloé, qui fut un des succès des Ballets russes, l’Enfant et les sortilèges, Ma Mère l’Oye, le Trio en la mineur, et, témoignages suprême de sa patiente et toujours neuve ingéniosité, les Concertos et les chansons de Don Quichotte à Dulcinée.
Dans tous ces ouvrages, infiniment divers, s’exerce la séduction d’un esprit toujours inquiet de se laisser surprendre et duper par quoi que ce soit qui ne serait pas la musique. Aussi se prouve-t-il constamment à lui-même qu’il reste maître de ses moyens. Et cette puissance lucide et allègre nous procure un spectacle prodigieusement réconfortant.
“ Car Ravel possède une arme qui est l’ironie, c’est-à-dire l’intelligence se connaissant elle-même et jouissant d’elle-même en même temps qu’elle se domine. Tout ce qu’elle peut faire, elle le tente. Et ce qu’elle ne peut faire, elle y renonce, non point parce que ce n’est pas possible, mais parce que ce ne serait pas humain. “
“ Car Ravel possède une arme qui est l’ironie, c’est-à-dire l’intelligence se connaissant elle-même et jouissant d’elle-même en même temps qu’elle se domine. Tout ce qu’elle peut faire, elle le tente. Et ce qu’elle ne peut faire, elle y renonce, non point parce que ce n’est pas possible, mais parce que ce ne serait pas humain. Et en ceci je veux voir le trait le plus profond du génie français. Oh ! Je n’irai pas ici reprendre tous les thèmes oratoires de clarté et de la mesure françaises, ni m’efforcer de rendre quelque fraîcheur à l’opposition toute scolastique du cœur et de l’esprit. On a dit de la musique de Ravel qu’elle était intellectuelle. Mais le génie français, s’il est essentiellement intellectuel, n’ignore point pour cela les profondeurs du sentiment et de la passion. Et il y a chez Ravel du sentiment et de la passion. Seulement je veux dire ceci : chez Ravel comme chez les grands artistes de chez nous le sentiment et la passion ne servent jamais à l’exaltation du moi impérieux de l’artiste ; ils ne sont jamais exploités par l’artiste pour l’artiste. Ils demeurent impliqués dans les formes mêmes du langage que parle l’artiste, et si celui-ci est un musicien, son sentiment et sa passion restent toujours de la musique. J’irai jusqu’à donner à mon observation une forme familière et que Ravel n’aurait pas, j’en suis sûr, désapprouvée : Ravel est de la race de ces grands artistes qui ne se prennent pas au sérieux. Et je prie ses admirateurs de voir dans cette volonté de ne pas se prendre au sérieux la forme la plus haute de l’héroïsme intellectuel.
“ Si je considère le message de Ravel, si j’évoque les plus grands noms de notre tradition morale et artistique, Descartes et Le Nôtre, Racine et Voltaire, Marivaux et Stendhal, si je remémore cette rétrospective de l’art français que nous parcourions cet été et où se rejoignaient Fouquet, Watteau, Ingres et Cézanne, j’en arrive à me demander ce qui fait le caractère commun de tous ces génies et qui était l’essentiel du génie de Ravel, et je crois découvrir que c’est une même façon suprêmement intelligente de considérer les choses, fût-ce les choses les plus passionnées et les plus pathétiques, et de les soumettre à la règle d’un style. Aucune des puissances du cœur n’est absente de l’univers français. Et si elles se soumettent, c’est sans s’abaisser. Mais elles se soumettent. Et ce qui agit ainsi sur elles, ce n’est jamais, comme on pourrait le croire, une force plus vigoureuse et qui se manifesterait sous un aspect fatal et titanique, mais un charme seulement comparable aux choses les plus légères, non pas au souffle des tempêtes, mais à la brise fugitive qui passe sans s’appesantir ni tourner la tête.
“ C’est ainsi que sur le plan musical, dans le langage et dans l’univers de la musique et sans jamais briser ni dépasser cet univers, mais au contraire en usant jusqu’à l’infini et avec une généreuse, une inépuisable malice, de toutes les ressources de cet univers, Maurice Ravel s’est efforcé de montrer tout ce que sa merveilleuse intelligence était capable d’accomplir. Tout ce qu’elle était capable d’exprimer. Et cela sans négliger les choses obscures, ni les choses douloureuses, ni les choses passionnées. Sans non plus tomber dans la virtuosité pour la virtuosité, la parade pour la parade.
“ Le sortilège ravélien n’est pas une simple prestidigitation ; il n’est pas seulement éblouissant. Il n’y a nulle sécheresse en lui. Et s’il est sans grandiloquence, cela ne veut pas dire qu’il soit sans grandeur. Sa grandeur vient justement de cette vigilance perpétuelle de l’intelligence, de cette présence constante de l’esprit qui mesure, chercher, indique, décompose, connaît et au besoin sourit.
Cet hommage si pertinent et intelligent prononcé aux obsèques de Ravel fut violemment attaqué par la presse d'extrême-droite quelques jours plus tard, entre autres par Lucien Rebatet, qui écrivit dans la feuille antisémite Je suis partout n°372, du 7 janvier 1938 :
Le cercueil de Maurice Ravel
Les écoles et les universités de la Troisième République ne manquent jamais de rappeler sur un ton vengeur l'enterrement nocturne et clandestin de Molière. Dans les manuels scolaires que l'on écrira lorsque la France aura retrouvé sa dignité, on racontera, j'espère, en bonne place, l'histoire du cercueil de Maurice Ravel pour montrer jusqu'à quelle turpitude la démocratie a fait descendre notre pays dans l'année qui vient de finir.
Maurice Ravel, malade depuis longtemps, succombait la semaine dernière dans une clinique d'Auteuil, des suites d'une terrible de opération. Tout l'univers musical prenait aussitôt le deuil d'un des plus grands artistes de ce siècle.
Le lendemain, éclatait la grève des services publics parisiens. Quand arriva l'heure de la mise en bière, le syndicat des croque-morts, où l'on se croisait les bras comme au gaz, au métro et chez les boueux, fit savoir que Ravel ne lui paraissait pas être un mort urgent et que la solidarité de la classe ouvrière ne permettait pas de fournir un cercueil à ce musicien.
C'était le jour où des centaines de familles terrifiées se demandaient autour des lits mortuaires s'il leur faudrait ensevelir leurs disparus de leurs mains ; où des cortèges funèbres rebroussaient chemin dans l'escalier parce que le corbillard n'avait pas daigné venir ; où l'on voyait à la porte des églises descendre les cercueils des camionnettes militaires, et les gardiens des cimetières fermer les grilles aux trépassés que l'on avait pu amener jusque-là.
Il fallut aux ministres sommés par les parents et les amis de Ravel une journée de dures supplications pour faire admettre aux cégétistes que l'auteur de L'Heure Espagnole et de Daphnis et Chloé ne pouvait partir enveloppé dans un drap ! Les nouveaux tyrans condescendaient enfin à autoriser la livraison d'un cercueil, mais le scandale restait.
Débarrassé de ce mort important qui avait manqué faire échouer les tractations et les marchandages de Chautemps, le ministère poussa un soupir de soulagement : "Qu'on l'enterre vite, et que nous n'en entendions plus parler." Ce vœu n'a été que trop bien exaucé.
On imaginait assez facilement qu'un homme aussi discret et solitaire que Ravel souhaiterait disparaître avec simplicité. Mais la simpicité n'exclut ni la dignité ni le respect. Le Front populaire Chautemps-Blum, ayant donné quatre planches à la dépouille terrestre de Ravel, s'estimait sans doute quitte envers sa mémoire. Il pensa avoir fait très largement les choses en déléguant sur sa tombe le Juif Jean Zay.
Le Zay bafouilla grotesquement un pensum d'une platitude hontense, dépêché dans la nuit par quelque secrétaire, et qu'il n'avait certainement pas pris la peine de parcourir avant la cérémonie : une de ces proses blafardes que les sous préfets marmonnent aux funérailles des officiers d'Académie gradés dans la franc-maçonnerie.
Comme le style démagogique transpire en toute occasion, on note dans ce papier que Zay proteste contre la mort de Ravel. Comme Zay est un Juif entre les Juifs, le youpin du drapeau torche-c..., on relève l'impudence d'un tel personnage osant parler de "notre tradition morale et artistique ", osant citer comme des choses siennes les œuvres de Descartes et de Voitaire, les jardins de Le Nôtre, les vers de Racine, les tableaux de Fouquet et de Watteau.
On célèbre le souvenir des musiciens en jouant leur musique, et Ravel est certainement le plus grand que nous ayons perdu depuis Berlioz, Bizet et Debussy. Mais, tandis que toutes les radios du monde adressaient à son ombre l'hommage de ses propres œuvres, il a fallu huit jours pour qu'un poste d'Etat français se décidât à lui consacrer un programme bâclé, très incomplet. Pas la moindre cérémonie dans les théâtres subventionnés.
Cette apathie, cette monstrueuse indifférence devant un deuil de l'art national s'étend du régime indigne à tout le pays. Cherchez le nom de Ravel dans les programmes symphoniques de samedi et de dimanche derniers. Considérez ses nécrologies dans la presse. En Amérique et en Angleterre, où l'on n'a pas la chance d'avoir un beau crime sous la main en ce moment, c'est sans doute pour boucher un trou de la dernière heure que les plus grands journaux ont consacré à Ravel des pages entières. Le soir de sa mort, chez nous, le touchant M. Weidmann, flanqué de la troupe des chicanous qui se disputent les miettes de sa publicité, ne laissait aucune place à la une pour cette information négligeable et le lendemain matin, guère plus. Les grands quotidiens abandonnèrent ce cadavre, en troisième pаge, à quelque vague gâche-papier, à des analphabètes qui ne furent même pas capables de recopier sans bévues et fautes d'orthographe la liste de ses œuvres dans le Larousse, et faisant par exemple de sa Shéhérazade, qui est un recueil de mélodies, une ouverture de grand opéra.
Comme le dit ce cher M. Delbos: Jamais le prestige de la France n'a été plus rayonnant. »
En somme, Rebatet, faisant flêche de tout bois, regrettait que les grèves aient privé Ravel d’obsèques plus pompeuses dont on peut penser qu’elles n’auraient peut-être pas été au goût du compositeur.
Jean Zay fut tragiquement assassiné sous l’occupation, le 20 juin 1944, par trois miliciens. Son corps ne fut retrouvé que le 22 septembre 1946. Inhumé le 15 mai 1948 à Orléans, ses cendres furent transférées au Panthéon le 27 mai 2015.
Le collaborateur Lucien Rebatet, individu haineux, antisémite, homophobe, est mort dans son lit, lui, irrepenti. Condamné à mort le 23 novembre 1946, il fut gracié le 12 avril 1947 et libéré en juillet 1952. Il s’est vite remis de ces quelques ennuis, avec moins de courage et plus de chance que son collègue Brasillach, qui fut exécuté. Ce qui lui permit d’écrire son Une Histoire de la Musique, parue en 1969, qui a toujours eu bonne presse et a été recommandée sans objections à des générations d'étudiants. Ce livre fourmille pourtant de considérations antisémites et homophobes : on ne se refait pas. Satie, Hahn ou Mendelssohn y sont entre autres maltraités. Oui mais : Rebatet était boulézien ! Lire à ce sujet cet article de Yannick Simon.
Pour en revenir à la musique elle-même, ce qui vaut mieux peut-être, il me faut signaler la parution d’un nouveau volume de la Discothèque Idéale de Diapason consacré à Ravel. Il s'agit pour la majeure partie d'enregistrements anciens gravés dans le marbre, avec quelques raretés. Les choix de versions sont parfaits, le texte de présentation et l'édition impeccables. Ce coffret est disponible en coffret de 10 CD à prix modique, et il sera certainement rapidement disponible en numérique, streaming ou téléchargement.
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Un grand merci pour ce document !