"Ravel en mille éclats" sur Arte. Un faux pas.
"Peu d’écrits, quelques photos, de très rares films... on sait peu de choses de Maurice Ravel.” Voilà une note d'intention hardie, qui éclaire le faux pas commis par les auteurs de ce film.
Ni concert filmé, ni documentaire : il faut donc considérer que “Ravel en 1000 éclats” (titre que je ne comprends pas, pardon…), est une vision d’auteur ayant pris pour sujet le compositeur. Il a été réalisé par François-René Martin et Gordon. A priori on apprécie que ce film ne soit pas un simple docu à la manière fréquente et bon marché d’Arte, qui aurait vu se succéder à l'écran des témoignages de spécialistes dans un décor cosy ; un genre qui s’appuie le plus souvent sur un livre qui en donne la trame, et qu'on vient illustrer avec des images d’archives.
L’ambition est ici supérieure, ce qui se traduit par des images particulièrement léchées, spectaculairement éclairées ; tout un arsenal d’intentions et d’effets visuels insistants. Mais de trame claire, il n’y a point.
Le film a été tourné dans de très beaux lieux :
- Chez Ravel, au Belvédère, à Montfort l’Amaury,
- En l’église de Ciboure (magnifique endroit, Sabine Devieilhe dans la Vocalise en forme de Habanera),
- Dans la grande salle de la Philharmonie de Paris, au décor invisibilisé par des lampions de fête foraine,
- Dans la première salle de la Cité de la musique,
- Au Couvent de la Tourette, enfin. Le Kaddish, œuvre d’un compositeur notoirement athée et politiquement progressiste, est filmé dans les murs catholiques et brutalistes de Le Corbusier, ce fasciste avéré. Et pourquoi pas alors au Carmel d’Auschwitz ? Reste que l’interprétation et les images de la magnifique Marie-Laure Garnier forment l’un des plus moments du film.
Quand apparaît à l'écran Klaus Makëla pour diriger l’Orchestre de Paris, en particulier dans La Valse illustrée d’images des tranchées de la guerre 14-18, la complaisance de la réalisation devient gênante : en noir et blanc, les poses du chef renvoient, et certainement pas par hasard, aux films jadis tournés par Henri-Georges Clouzot pour Herbert von Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin “jouant” en playback sa direction des symphonies de Beethoven. Mais, c'était il y a 60 ans, et on aurait pu penser que le kitsch avait fait des progrès depuis lors. Non : ce n’est pas seulement le mainstream qui gouverne désormais nos spectacles culturels ou de divertissement : le kitsch est aussi de retour. Bien la peine que Boulez et sa modernité tant célébrée ces jours-ci soient passés par là. La Valse de Makëla ne grince pas, ne véhicule aucun malaise, aucun vertige ; en revanche les mouvements de caméra et les mimiques du prodige ravi donnent le mal de mer, tout comme les mouvements de caméras aux Victoires de la Musique Classique, chaque année.
Pour le Boléro final, l’orchestre est disposé en ellipse enguirlandée autour de la caisse claire, sans chef visible : c’est sûr, le chef d’orchestre ne sert absolument à rien pour rendre techniquement les orchestrations conçues par Ravel : autant le faire savoir aux futurs amateurs. La mécanique de l’œuvre est masquée. Pas davantage de chef visible pour le mouvement lent du Concerto en sol . L’Orchestre de Paris, musiciens assis en rang d’oignons, spectateurs sur les fauteuils, assiste à l’interprétation du début du mouvement lent du Concerto en sol par l’inévitable Bertrand Chamayou (il a préempté l’Année Ravel !) puis lui donne la réplique.
Ces petits arrangements avec la vérité sont gratuits, au seul bénéfice d’intentions esthétisantes effrontées, immodestes qui visent toujours aux images, aux impressions, au zapping, et qui éloignent de l’émotion voulue par l’artiste et du spectacle de son, travail sophistiqué. Ils initient ? Mais aux faux, semblables aux expositions de peinture en mode diaporama telles que présentées de plus en plus souvent, à l’Atelier des lumières à Paris, ou aux Baux de Provence. Non seulement les œuvres ne sont que des projections déstructurées, de lointaines reproductions, mais aussi les thématiques sont centrées sur des best-sellers, ici les tubes orchestraux de Ravel, qui occupent la majorité du minutage, coproduction avec l’Orchestre de Paris oblige, ce qui déséquilibre encore une narration introuvable.
Deux questions viennent à l’esprit à l’issue du visionnage :
Nous lisons sur la présentation : " Peu d’écrits, quelques photos, de très rares films... on sait peu de choses de Maurice Ravel.” Voilà un propos assez hardi il me semble, et qui éclaire le faux pas des auteurs. Ravel est-il donc réductible à ce personnage muet et tragique que sous-entendent ses images animées disponibles ? Certainement pas. Ce film n’apprendra rien à un spectateur néophyte sur la pensée et la vie d’un compositeur, homme certes discret, peu loquace, mais dont les prises de position furent d'autant plus radicales qu’elles étaient médiatiquement peu spectaculaires… sauf dans sa musique. Le film enfile des tubes et de belles images, avec pour seul commentaire un intertitre obscur et le nom de chaque œuvre présentée. Devant une telle prétention on se prend à regretter le documentaire low-cost habituel de chez Arte tel qu’évoqué plus haut, qui aurait un peu mieux situé au téléspectateur le compositeur.
A quoi et à qui ce film peut-il être utile ou nécessaire ? Toujours ce même problème de la télévision, et du service public ! S’il avait été proposé sur France 2, s’il avait été présenté comme un film d’auteur et précédé de quelques clés ou d’une note d'intention un peu éclairante, l’initiative aurait rempli son office. Ici, présenté sur Arte, sans le moindre commentaire, les excentricités irritent souvent, les images dérangent. Trop de vanité. et de show off. On regrette finalement de n’avoir pas davantage pu écouter et voir du beau Ravel plus simplement filmé. Une intégrale filmée de l’œuvre sur un an, par exemple, et un bon documentaire basé sur ses écrits et correspondances. Mais, ne rêvons pas.
Heureusement, l'Association des Amis de Maurice Ravel publie le 13 mars chez Gallimard dans la collection Tel une nouvelle édition des écrits complets de Ravel pilotée par l’infatigable Manuel Cornejo. Je vais m’y plonger avec délices quand je l’aurai, et j’y reviendrai

"Ravel en mille éclats" - Réalisé par François-René Martin et Gordon - 78’
Diffusion le dimanche 2 mars 2025 sur Arte à 18h10 et dès à présent sur Arte.tv :
https://www.arte.tv/fr/videos/119953-000-A/ravel-en-mille-eclats/