Entretiens avec Alain Villain (4). Scott Ross et STIL, une collaboration légendaire, deuxième partie
JEUDI 10 JUILLET 2025 - Deuxième partie consacrée à la collaboration légendaire du label STIL avec Scott Ross.
Voici le quatrième épisode de notre série d’été consacrée à Alain Villain et à l’histoire du label STIL, qu’il a créé en 1971. Cette publication étant longue, assurez vous de bien la développer à la fin dans votre logiciel de courriel ! Vous pouvez aussi la retrouver sur le site, évidemment, dans l’onglet “Histoires vraies”.
Rappel et liens des épisodes précédents de cette série d’entretiens :
Cette série est réservée en lecture intégrale aux abonnés Couacs Info Premium.
Le dimanche 20 juillet COUACS INFO publiera dans cette série le début d’un nouveau chapitre titré : “ La vérité sur l’affaire des Boréades ” !
Alain Villain - L’intégrale des œuvres pour clavecin de François Couperin est parue originellement en deux grands coffrets de chacun huit disques 33 tours, soit 32 faces de microsillon. Chaque coffret est paru l’hiver qui a suivi les enregistrements. Chaque étiquette comporte les minutages de chaque pièce et chaque disque porte une rondelle de couleur différente, ce qui m’était bien pratique pour les reconnaître au moment de l’assemblage : j’ai toujours fait la mise en coffrets de tous mes disques moi-même, dans mon atelier, pour garantir la qualité, éviter erreurs ou réclamations.
La réédition de cette intégrale est parue en 1990, en CD cette fois, après la mort de Scott Ross. 12 000 galettes m’ont été livrées par le presseur rue de Charonne. Je les ai moi même mises en boîte et cellophanées. C’était un coffret-cube imposant, constitué lui-même de deux coffrets. Les lettres du Château d'Assas de René Fouque y sont reproduites par extraits. Scott Ross était mort entre-temps. Ce coffret-cube, je l’ai pensé comme un tombeau, au sens d’un hommage. Je l’ai conçu comme un hommage de l’éditeur à l’artiste : “ Je ne t’ai pas oublié, je fais le boulot.”
Les photographies de Scott Ross que portaient le coffret sur toutes ses faces formaient comme une allégorie de ce qui allait arriver à Scott qui, de son vivant, se promenait sur la crête du château d'Assas comme un oiseau entre ciel et terre. Cette photographie a fait le tour du monde.
YR - Pouvez-vous nous raconter dans quelles circonstances vous avez pris ces photographies ?
Alain Villain - Il faisait lourd. Scott était fatigué. On sentait que l’orage allait venir. Je l’ai suivi jusqu’au toit. Il est sorti par une petite lucarne, qu’on voit sur la photo. Il s’est mis à faire l'équilibriste. Parce qu'il savait tout faire. Il voulait montrer qu'il savait tout faire, même un numéro de cirque. Mais un cirque sérieux puisque à la fin, si on retourne la boîte on ne sait pas s'il va tomber, ou pas. Ce jour-là, il n'est pas tombé. Mais quand même, à un moment donné, il y a le vide. Je ne pense pas que l'intégrale Couperin est une intégrale joyeuse. C'est déjà... On passait déjà à un autre versant… La période solaire de Scott Ross, c'est l’intégrale Rameau. Avec l’intégrale Couperin on va déjà vers le drame.
YR - Est-ce que vous pensez que les acheteurs perçoivent ce que vous avez voulu montrer avec ces images sur les différentes faces de la boîte ?
Alain Villain - C’est à eux de réfléchir. Ce n’est pas à moi de leur mâcher le travail. Dans cette intégrale Couperin, une pièce est pour moi absolument bouleversante : Les ombres errantes. Une suite de notes qui tombent comme des gouttes de pluie. Joué par Scott c’est immense, c’est admirable, tellement naturel. C’est le grand Scott. Quand je pense à Assas, que je pense aux choses restées en l’état toutes ces années plus tard, je pense aux ombres : éclair, orage, tonnerre. Je ne retournerai jamais à Assas.
YR - À quelle occasion avez-vous réalisé la troisième édition de l’intégrale Couperin ?
En 2003 j’ai fait une troisième “mini” édition de l’intégrale Couperin. Chaque disque était présenté dans une pochette en carton, avec un joli graphisme et un extrait du texte de René Fouque. Un petit coffret, de l’épaisseur d’un paquet de cigarettes Pall Mall, à peu près. Mais la FNAC m’a reproché que les disques STIL se volaient trop facilement, et ce coffret en particulier !
YR - Mais ça c’est génial ! On connaît beaucoup d’artistes, ou d’écrivains, d’éditeurs qui seraient heureux qu’on vole leurs disques ou leurs livres dans les rayons des magasins !
Alain Villain - En fait : le gros coffret selon la FNAC prenait trop de place, mais le tout petit se volait trop facilement ! C’est comme ça qu’est née la quatrième édition, restée confidentielle, dans un suremballage cartonné.
La fille de Simone Demangel, Marie-Claire, a repris les rênes du château d’Assas,et a réuni en 2019 autour d’elle quelques fidèles. Elle a fait poser une plaque, rappelant que Scott Ross a enregistré là les intégrales Rameau et Couperin. Pour l’occasion j’ai rhabillé cette intégrale dans une nouvelle boîte. Elle est solide, protectrice, mais en même temps signifiante. Mais elle est restée confidentielle. Il se constituait à Assas une sorte de société secrète, avec des gens bizarres, célébrant le grand disparu. Je suis reparti avec ma valise pleine de coffrets.
YR - A l’exception du disque Bach, des Scarlatti pour STIL et bien sûr du disque des Messes de Couperin, tous vos disques avec Scott Ross ont été enregistrés au Château d’Assas. Savez-vous comment il avait été amené à connaître l’endroit ?
Alain Villain - Scott Ross avait été attiré un jour à Assas par l’une des filles de la propriétaire du château, une femme qui a été admirable dans la résistance : Simone Demangel. Son majordome en quelque sorte, Max-François Bouligner, vivait à ses côtés. Très copain avec Scott, il assurait chaque dimanche le service religieux à Saint Guilhem du Désert avec une 2CV qui a beaucoup servi !
La fille de Simone Demangel avait vanté à Scott Ross le clavecin, instrument de facteur inconnu, qui avait été récupéré au château de Grignan. Scott a eu un coup de foudre pour l’endroit, et pour le clavecin. Il est tout de suite devenu une sorte de résident à Assas, invité permanent du château. Il y était comme chez lui, protégé.
YR - De juin 1984 à septembre 1985 Scott Ross a enregistré l'intégrale des sonates de Scarlatti chez Erato. Et pourquoi pas chez STIL ?
Alain Villain - Je ne sais pas pourquoi. Les flatteurs… l’entourage… besoin de fric, qui sait ? Je me suis posé la question lorsque j’ai appris la nouvelle par la bande. Scott m'avait interrogé bien longtemps avant, à l’époque du 33 tours, à propos de ce projet d’intégrale Scarlatti. Je lui avais répondu : “ C'est beaucoup ce que tu me demandes. Mais si tu veux, j’ai l’idée que nous pourrions publier cette intégrale à la cadence d’un disque par mois, et avec un journal : le journal de l’intégrale Scarlatti. Cette idée de faire une intégrale Scarlatti, nous en avions discuté tout au long d’une période de creux pour lui, où, il me semble, il ne savait plus trop bien quoi faire. Cette intégrale, il l'avait en tête depuis très longtemps , mais il s'adressait encore à moi pour en rêver, sans être complètement calé sur le projet.
Je ne l'avais pas vu depuis longtemps mais nous étions en bons termes, sans problème. Il était… normal avec moi, distant toujours, correct… D’ailleurs, comment pourrais-je décrire notre relation ? Je n'avais en vérité aucun pouvoir de séduction sur lui… et c'était réciproque ! J'avais juste à faire à un musicien, à un homme qui était ce qu'il était, que je respectais et qui respectait mon indépendance. Il y avait chez Scott Ross de l’affect, qu’il ne montrait pas facilement. Il savait que je n’allais pas le trahir.
Et puis, je n’ai jamais mis dans mes contrats de clause d’exclusivité. Selon moi, l'exclusivité entre une maison de disques et un artiste, si elle existe, est une affaire humaine, qui vient de soi-même. Elle ne tient pas dans un contrat. C’est la réciprocité. J’ai toujours respecté la liberté des gens qui ont fait un bout de chemin avec moi. Pour l'interrompre, il suffit de se parler. Et ça s’est passé aussi comme ça avec Scott Ross.
Quand j’ai appris que Scott avait contracté avec Erato, je suis allé le voir pour lui parler. J’ai monté les escaliers d'un immeuble dans lequel il y avait provisoirement élu domicile, du côté de la Place Monge. Je lui ai dit : “ Je ne comprends pas bien : tu m'avais parlé de faire une intégrale Scarlatti en son temps et là j’apprends par ouïe dire que tu vas la faire pour Erato. T’es un vrai salaud !
” Il est devenu rouge comme une tomate, vraiment tout rouge, tout confus. Et puis il s’est repris : “ Alain, de toute façon l'intégrale Couperin n'est pas terminée, parce que moi, je sais très bien jouer de l'orgue, d'ailleurs, les organistes sont nuls. On va finir ensemble, si tu veux, l'intégrale Couperin, en enregistrant les deux messes, la Messe des paroisses et la Messe des couvents !”
J’ai répondu : “ Très bien ! Quand ?” Et à l’été 1985, en effet, nous sommes descendus à Saint-Rémy de Provence pour enregistrer Couperin sur l’orgue de Pascal Quoirin, ce facteur qui a récemment remis en place l’orgue de Notre-Dame de Paris après l’incendie. Disque enregistré en été, publié à l'automne ! Et là, Scott Ross se réjouit de dire à la cantonade chez Erato : “Vous traînez ! Vous traînez ! Alors que chez Villain ça va bien plus vite ! “
Pour ce dernier disque que j’ai fait avec Scott, Michel Pierre et Franck Jaffrès ont fait l’enregistrement, et Bruno Menny, le montage.
YR - Est-ce que vous ne pensez pas que ce projet d’intégrale Scarlatti chez Erato a été poussé par une urgence personnelle en rapport avec sa maladie
Alain Villain - Je n’en sais rien.
Il était à la fois fier, orgueilleux, et terriblement travailleur. Je veux insister là-dessus. Je ne peux pas imaginer qu'il n'ait pas travaillé comme un malade pour faire tout ce qu'il a fait. Ce n'est pas possible. On ne peut pas réussir ce qu'il a fait sans avoir travaillé. Il n'y a pas de génie qui évite le travail. Attention : il n’était pas un tâcheron, mais il était obstiné pour aller au bout des choses.
Pourtant, en situation de concert ou même en enregistrement, il donnait l’impression de la plus grande facilité.
Moi-même n’étant pas musicien, je n’ai jamais chassé la fausse note, pendant les enregistrements : du moment qu’elle est juste, même fausse, ça me va. Il est arrivé plusieurs fois, au cours de nos travaux, notamment pour Couperin, que je lui dise : “ Écoute… je ne comprends pas bien ce que tu as fait, là.. Il n’y a pas de musique là-dedans, il me semble… c’est le métronome qui parle, et rien d’autre…”. Il ne me disait pas “Casse-toi” mais pas loin. Et trois jours plus tard, il me demandait de recommencer la pièce en question Il avait admis qu’il y avait un problème. Normal : une intégrale c’est crevant, il y a des moments de fatigue, c’est humain.
YR - La couverture du coffret des Messes de Couperin, qui constitue aussi le retour de Scott Ross chez STIL en 1985, n’est pas banal. Mais Scott Ross vous a laissé faire, cette fois…
Il avait chez lui ce poster au mur, tracé à l’ordinateur par cette boutique située dans un passage des Champs-Elysées où vous pouviez vous faire tirer le portrait, qu’ils imprimaient ensuite au moyen d’une large imprimante à aiguilles sur du papier à picots. Quand j’ai vu le poster, j’ai dit : “ Voilà la couverture de notre coffret ! Coffret à charnière, ce qui va sans dire : j’ai toujours été un obstiné de la charnière pour les coffrets de 33 tours, alors que les autres éditeurs étaient passés aux horribles chapeaux-cloche plus économiques. Sur la couverture du coffret, il porte des Ray-ban sur les yeux et la marque STIL sur la bouche ! Il “crache” STIL !
YR - Et puis après ?
Il neigeait, les 15 et 16 janvier 1987 quand j’ai produit deux concerts-cassette1 avec Scott dans mon atelier, rue de Charonne, la dernière occasion qui nous aura été donnée de collaborer. Il avait sur les chaises devant lui tous les visons de la place, qui étaient baba.
J’en ai fait un film, qui s’appelle S.O.S, comme “Scott On Stage”. Sur l’étiquette du DVD réalisé par la suite on voit sa tête, il a l’index levé en l’air, comme Jésus. J’ai invité Scott à voir la copie “zéro” du film. Son approbation a été très réduite : “ Et bien… Le sous-titrage en anglais n’est pas mal ! ” Et il s’est éloigné, avec David Ley, un facteur de clavecin qui lui servait de porte-valises. Il était déjà très mal.
Scott Ross est mort à Assas, dans une petite maison qu’il avait achetée, attenante au château.
J'ai appris sa mort par un coup de téléphone brutal de Jacques Drillon2, bien dans sa manière, comme une sorte de provocation :
“ Scott Ross est mort ”.
J’ai mis du temps à réaliser. Je tournais en rond dans mon atelier en me remémorant des souvenirs. Quelques jours après, David Ley, le porteur de valises, s’encadre dans la porte de mon atelier. Dialogue :
“ C'est le moment ! ”
- Le moment de quoi ?
“ C'est le moment de le faire
- Faire quoi ?
“ De faire le “ final cut ! ”
Il pensait peut-être à une opportunité commerciale.
Je lui ai dit : “ Si je dois rééditer l’intégrale Couperin de Scott Ross je le ferai en son temps et en réfléchissant à l'avance comment le faire. Je n'ai pas besoin d'avoir quelqu'un qui m'intime le “final cut”. Et puis, je n'aime pas les nécrophages. Je l’ai flanqué dehors.
Peu après, coup de fil du quotidien Libération. Questions. Ils me demandent des photos. Je leur envoie mes photos de Scott entre ciel et terre, sur le toit d’Assas. Mais ils font passer à la place les photos promotionnelles de chez Erato. J’ai été contraint d'aller à Libération reprendre mes photos.
YR - Etiez-vous présent à ses obsèques ?
Alain Villain - Non, car il était déjà très entouré. Je me suis dit que je ferai un hommage, en temps et en heure
.Quand on ouvre la quatrième version de l’intégrale du clavecin de Couperin par Scott Ross, comme une annonce de ce qu’on va entendre, on tombe sur ce texte que je trouve magnifique de l’abbé Dubos3, cité par René Fouque dans Les lettres du Château d’Assas :
“ L'âme a ses besoins comme le corps, et l'un des plus grands besoins
de l'homme est celui d'avoir l'esprit occupé.
L'ennui qui suit bientôt l'inaction de l'âme est un mal si douloureux
pour l'homme qu'il entreprend souvent des travaux les plus pénibles
afin de s'épargner la peine d'en être tourmenté.
Véritablement, l'agitation où les passions nous tiennent,
même durant la solitude, est si vive que tout autre état
est un état de langueur auprès de cette agitation.
Ainsi, nous courons par instants après des objets
qui peuvent exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous
des impressions qui nous coûtent souvent
des nuits inquiètes et des journées douloureuses.
Mais les hommes, en général, souffrent encore plus
à vivre sans passion que les passions ne les font souffrir. “
Ces entretiens ont été réalisés à Paris,
Hotel Regina, en juin 2025
La prochaine partie de cette série d’entretiens avec Alain Villain, augmentée de quantité de documents inédits, sera envoyée aux membres Couacs Premium le dimanche 20 juillet 2025. Le titre en sera : “La vérité sur l’affaire des Boréades”.
Lire les trois épisodes précédents de cette série d’entretiens avec Alain Villain :
On évoquera dans une autre partie de ces entretiens les Concerts Cassette STIL. Le concert était enregistré, et chaque spectateur repartait à l’époque avec une cassette audio dupliquée à la fin de la prestation de l’artiste.
Journaliste au Nouvel Observateur, grammairien.
Abbé Dubos. Réflexions critiques , 1718
cité par René Fouque dans ” Les lettres du château d'Assas”.
Bonjour,
Une question pour Alain Villain et une info pour Yves Riesel.
Alain Villain aurait-il connu un projectionniste du Gaumont Palace s’appelant Claude Bors ?
Une info qui va faire plaisir à Yves pour une conférence que je manquerais pour rien au monde :
https://festival-laon.org/programme-billetterie/mardi-23-septembre-2025
Cordialement
Philippe DAUSSIN