Un jour, j'ai même produit un disque de Tango
avec Valeria Munarriz, "Ultima Diva" du tango !
J’ai pas mal de goûts musicaux éloignés du classique. Un jour, j'ai même produit un disque de Tango.
Quand nous faisions la série de concerts “Les Musiciens Amoureux” (1984-1987), David Abramovitz, mon alter ego dans cette entreprise, avait eu l'idée d’inviter la chanteuse de tango Valeria Munarriz à y donner un concert. C'est ainsi que nous sommes devenus amis. Sa bienveillance excentrique m'a permis plusieurs fois de rebondir : elle était de ces gens qui vous rappellent à l'ordre et au meilleur de ce que vous pouvez faire et être, quand on en a besoin.
Arrivée en 1977 à Paris, Valeria avait eu son heure de gloire quand Pierre Cardin la produisit avec succès dans son théâtre au bas des Champs-Elysées, et Le Chant du Monde publia à la suite plusieurs de ses disques, dont l’un consacré à Jose Luis Borges. Elle est passée au Grand Echiquier, au Théâtre de la Ville, a eu des articles élogieux dans Télérama, Le Monde… bref la tournée des grands ducs à l’époque !
Pour découvrir Valeria, écoutez cette playlist COUACS consacrée à Valeria Munarriz. Il suffit de cliquer sur l’image ci-dessus ou sur ce lien.
Un article du site Histoire-Tango résume bien, et avec des documents, les débuts de sa carrière parisienne. Cliquez ici sur ce lien.
Valeria Munarriz était vraiment une excentrique exceptionnelle, et pour cela carrément irrésistible - ou insupportable, pour certains. Des histoires marrantes, il y en aurait tant à raconter. Par exemple, je n’ai jamais su vraiment quel était son âge. J’aurais pu regarder sa fiche de paie mais je n’y ai pas pensé. Un jour que nous étions à l'aéroport de Montevideo, elle a fait tomber son passeport ouvert au sol, que j’ai ramassé — et elle m'a dit, sérieusement : "Alors maintenant tu sais mon âge". Mais non, je n'avais pas pensé à regarder.
Elle se disait un peu sorcière.
Le soir où elle a donné son récital aux Musiciens Amoureux à la Comédie des Champs-Elysées (1986) est survenu une histoire incroyable. Le foyer de la Comédie est décoré d'un splendide ensemble de panneaux décoratifs peints par Édouard Vuillard. Je m'étais d'ailleurs donné beaucoup de mal pour les mettre en valeur dans mes dossiers de presse, tentant de la sorte d’exciter la curiosité des journalistes musicaux — peu d’entre eux ont relevé. Lors de l'après-concert organisé chez une amie, quand Valeria est arrivée, j'ai jeté son chapeau sur le lit pour l’en débarrasser. Elle a hurlé : "Malheur ! Un grand malheur va nous arriver car on ne pose JAMAIS un chapeau sur un lit, “Querido”, sans déclencher un grand malheur !"
Et en effet, le lendemain je fus réveillé dès potron minet par une descente de police. Les précieux panneaux décoratifs de Vuillard avaient été découpés et volés dans la nuit après le concert. Suspect quelques heures d’avoir organisé le crime, j’ai été relâché. Il m’a bien fallu admettre qu’elle était un peu sorcière.
Les tableaux ont été retrouvés par la suite, dans une église, correctement roulés et protégés : du travail de pros ! Retrouvés, ou rendus ? Voilà ma version, qui n’est peut-être pas la version officielle : à l’époque, la Caisse des Dépôts et Consignations, propriétaire des lieux, préparait la restauration complète du Théâtre des Champs Elysées (1987) et avait besoin de vider le bâtiment de certains de ses locataires, en particulier un thé dansant assez ringard installé au sous-sol, qui avait eu son heure de gloire en mode cabaret dans les années 40 et 50. Après la restauration le projet était d’y installer une succursale de Drouot. Mais le thé dansant résistait fort aux injonctions de la CDC.
Ô miracle, les tableaux retrouvés, le thé dansant ne résista plus : il est parti sans faire d’histoires. Allez savoir pourquoi… Nous y avons perdu le ballet des dames entre deux âges, peintes et apprêtées, qui patientaient avant l’ouverture au Bar des Théâtres, en face, et piaffaient d’impatience à l’idée de se partager les faveurs de danseurs mondains déplumés.
Les originaux des Vuillard sont visibles au Musée d’Orsay désormais. Ils ont été remplacés dans le foyer de la Comédie par des copies. C’est l’époque qui veut ça.
Quand nous étions, Valeria et moi fauchés et essayions dignement de vivre un peu au-dessus de nos moyens, elle torturait l'aubergiste de l’excellent restaurant espagnol Candido, près du Pont Mirabeau1. Elle y avait ses habitudes selon ses rentrées financières, qui lui permettaient d'y reconstituer une sorte de crédit revolving, une ardoise plus ou moins inacceptable par ce Monsieur Candido. Il était, lui, d'une réjouissante obséquiosité à son égard, semblant toujours content de la revoir, que ce fut dans l'espoir d'être enfin payé des factures en souffrance, ou dans l’angoisse de la voir augmenter encore sa dette.
Un jour, et alors que j’étais vraiment à sec, Valeria m'a appelé en fin de journée, en me proposant que nous dînions ensemble, ce qui voulait dire qu'elle se proposait de me suggérer de l'inviter à dîner. Mais j'étais également raide et je lui ai dit. Elle raccrocha, énervée. Pour me rappeler quelques minutes plus tard.
"Querido” ! Bon, on n'a qu'à aller chez Candido ! On s'y retrouve dans une demi-heure ! ". Lorsqu'il nous vit arriver, j'ai compris que Candido avait sur son comptoir une bonne pile d’additions impayées : son sourire béat signifiait qu'une visite aussi improbable de la diva, invisible depuis si longtemps, était à coup-sûr le signe d'un retour de fortune, et la perspective d'être payé non seulement de la note du soir-même, mais aussi de toutes les autres.
Il n'en fut rien.
Le repas fut délicieux (le cochon de lait était exquis, chez Candido) mais j’étais terriblement angoissé quant à l'issue possible, au moment de payer. Candido fut ce soir là au-delà de l'obséquieux : servile ! Avec des "Madame Valeria" par ci, des "Madame Valeria" par là. Il n'en pouvait plus de bonheur. Quand sonna l'heure du départ, Valeria demanda à Candido de lui apporter un stylo dont il ne pouvait pas douter qu'il servirait à lui signer un chèque. Mais non - elle lui demanda aussi la pile des additions antérieures. Et dans un geste majestueux, royal, elle les gribouilla d'un autographe, les rendit à Candido, et lui ordonna : "Candido ! Sur mon compte, comme d'habitude ! " Et elle me lança : "Querido! On y va !
Oscar Wilde disait scandaleusement qu'il n'y a qu'une seule manière de perdurer dans la mémoire des classes commerçantes, qui consiste à ne pas payer ses dettes. Candido fut payé quand même. Juste un peu en retard.
Nous avons donc commis, avec Valeria, un disque : "Moi je suis du temps du Tango" - pour lequel je l'avais présentée au merveilleux Georges Rabol qui réalisa de superbes arrangements. Ce grand compositeur et interprète, capable tout autant de jouer du classique du jazz ou du tango, du piano que du clavecin, a été avec Valeria d’une patience d’ange et d’une gentillesse sans limite. Vous l’avez peut-être entendu au hasard des archives du Tribunal des flagrants délires de Claude Villers dont il était le pianiste. Mais il il a fait bien d’autres choses, a été l’un des premiers en France à jouer Gottschalk (chez Opus 111), et nous avons enregistré une intégrale Chabrier, très originale, qui figure encore au catalogue.Ce fut aussi l'un des premiers disques du bandonéoniste Per An Glorvigen. Hugo Crotti, violoniste argentin soliste à l'Orchestre de Paris y jouait le violon. J'étais un total débutant dans le domaine de la production au sens artistique du terme, et la réalisation de cet album porte il est vrai de grosses cicatrices - mais aussi toute cette force extraordinaire de Valeria, celle que j'avais voulu capter.
Retrouvez la discographie de Georges Rabol derrière ce lien.
L’dée de Valeria d'adapter en tango “Mon cœur s'ouvre à ta voix" extrait de Samson et Dalila ( elle était à la base une chanteuse classique) était vraiment marrante, même si elle fut imparfaitement réalisée selon moi. Pendant de longues années, le titre a d’ailleurs été diffusé sur France Inter. Il y avait d’autres pistes improbables sur ce disque, en particulier une reprise de “La folle complainte” de Charles Trenet dont j’ai passé des semaines à lui faire mâcher les mots, et “La Dame de Monte-Carlo” de Cocteau et Poulenc, accompagnée au piano. Par la suite il y a eu une série de représentations, les dernières de Valeria à Paris, dans le cadre du Festival du Marais au Théâtre Déjazet.
N’ayant plus trop à faire à Paris, Valeria a un jour décidé de revenir au pays.
Je lui ai rendu visite à Buenos Aires. J'ai fui après quelque jours vers Rio, constatant qu'elle était toujours la même mais en plus fatiguée, et pas toujours marrante au quotidien. Je m'étais logé chez elle croyant lui faire plaisir, mais ce n’était pas une bonne idée. Elle sortait moins volontiers, et pas davantage ne sortait son teckel Gauchito (qui chantait lui aussi le tango ! ) , sauf avec moi, ce qui rendait la traversée du couloir périlleuse la nuit venue, quand on est dans le coaltar et qu’il y a de la pisse partout.
Les excentriques sont des gens qui nous apprennent à vivre et résister. Ils paient parfois cher leur liberté, l'orgueil étant une matière premiere coûteuse, quoi qu'on en pense.
La force de Valeria a agi sur moi comme une bonne étoile. J'ai au moins trois chapeaux posés au-dessus de ma bibliothèque, dont l'un, un Panama de son vieil amant Narciso, sacré caractère, lui aussi. Je ne suis pas prêt de les jeter. Cela me porterait malheur !
Valeria est morte en 2016 à Buenos Aires.
Archive : une émission de Frédéric Mitterrand avec Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Valeria Munarriz (en conclusion de l’émission).
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