Je n’aurais pas souhaité qu’il soit si vite le héros de l’un de mes épisodes de ces Souvenirs d’un vendeur de disques. Mais Stewart Brown est mort la semaine passée. Il était le créateur de Testament, le plus beau label indépendant de rééditions de disques classiques. Et l’un des tout premiers labels avec lesquels j’ai travaillé, dès sa création.
Stewart Brown, moitié écossais par son père, moitié chinois par sa mère, était l’une des figures les plus élégantes et les plus attachantes du métier du disque classique, l’idée même qu’on peut se faire d’un gentleman. Et il était aussi, depuis notre première rencontre, l’un de mes meilleurs amis, de ma famille, même.
Clarinettiste de formation, il avait mis un jour au service du disque classique sa connaisssance intime de la musique qui allait bien au-delà des notes, bien au-delà de la discophilie, au cœur même. Il avait connu la vie de musicien d’orchestre à Londres, de l’intérieur en fréquentant les membres les plus légendaires de la plupart de ces orchestres londoniens au cours des belles années 80 ; il possédait ce regard acéré sur la valeur des musiciens et des chefs ; en particulier un discernement qui rendait son jugement très aigu : on ne la lui faisait pas ! Son remarquable sens des affaires avait de la distinction, son flegme tout autant.
Jugez les gens à ce qu’ils produisent et à rien d’autre !
Dans le cas de Stewart Brown, le label Testament en témoigne et en témoignera pour longtemps : il n’y a pas un seul mauvais disque chez Testament, rien que des chefs-d’œuvre. Stewart a révélé au peuple des discophiles classiques des gravures oubliées en les faisant revivre non pas à la va-vite en mode pirate mais toujours sous la forme de rééditions de la plus haute qualité que ce soit par celle des reports, du travail d’édition des livrets ou de l’iconographie. Les textes des albums Testament étaient tout simplement sensationnels. Ces enregistrements, il les a même parfois révélés à leurs propriétaires mêmes, puisque Stewart a été le premier à convaincre les Majors de lui licencier des trésors qu’elles n’avaient pas le temps, la patience ou le goût de rééditer par elles-mêmes, en un temps pas si lointain où le contexte de leurs affaires ne les portait guère à s’en préoccuper. Elles permettaient à Stewart de faire le job, moyennant royautés, qu’il versait scrupuleusement et dans le plus grand respect des droits et des successions.
Quand on regarde le catalogue Testament que j’ai eu durant tant d’années le bonheur de défendre en France, on réalise combien nous lui sommes redevables de la connaissance d’artistes tels que Solomon, The Hollywood String Quartet, Guido Cantelli, Benno Moiseiwitsch, Johanna Martzy, le Quatuor Smetana, Ida Handel, Germaine Thyssens-Valentin, Ingelbrecht, et même le Geza Anda des années EMI, sans compter Gérard Souzay qui avait alors si mauvaise presse dans notre pays. Bien d’autres oubliés ont été aussi révélés et rendus à une génération de mélomanes par Testament.
Je mentionnais plus haut la proximité, la fraternité qu’avait Stewart avec tant de grands musiciens d’orchestre londoniens. Par exemple, dans le disque qu’il avait fait paraître d’un ‘“live” Bruckner de Georg Tintner avec le London Symphony, il publiait la liste des musiciens de l’orchestre présents le jour de cet enregistrement. Car chaque disque était pour lui l’objet d’une recherche patiente, et c’est sans mégoter jamais sur les moyens que chaque production était présentée.
L’un des triomphes de Testament fut la parution en 2007 de l’intégrale du Ring par Joseph Keilberth à Bayreuth en 1955, captation d’une qualité musicale et technique extraordinaire, restée inédite encore 50 ans plus tard en raison de problèmes contractuels liés aux chanteurs, que les marques EMI et Decca n’avaient jamais pris le temps de résoudre.
Par la suite, et après avoir contribué à rééditer l’essentiel des fonds de catalogues classiques non exploités de EMI et quelquefois d’Universal, Testament a poursuivi son travail avec les enregistrements “live”, en sourçant auprès des radios et des orchestres du monde entier de nouvelles trouvailles étonnantes. Puis, avec le déclin du CD, Stewart aborda le vinyle, rééditant avec un soin maniaque et grand succès des disques de légende pour une clientèle déchaînée et prête à payer le prix de la qualité au Japon et en Corée — mais pas tellement en France !
S’il fallait choisir parmi les plus beaux exemples pour décrire quelle aventure culturelle extraordinaire fut l’expansion des labels classiques indépendants au cours des années 80, alors Testament, dans la catégorie des labels de rééditions ne fut pas le seul, mais fut de loin le plus large, le plus ambitieux, et le plus soigné.
Dans le premier épisode de ces Mémoires d’un vendeur de disques, j’ai raconté comment j’avais glissé un pas dans la distribution discographique chez Média 7 à la fin de 1989, avec comme objectif de préparer pendant quelques mois la création d’un département classique en vue de le concrétiser au Midem de janvier 1990.
Le samedi 20 janvier 1990, le Midem à Cannes n’était pas encore officiellement ouvert. Les exposants s’affairaient sur leurs stands à les installer et à les décorer. Quant à moi, mû par une sorte d’excitation qui m’étonne encore aujourd’hui et un culot qui est l’apanage des inconscients, je suis parti à la chasse aux labels pour constituer mon catalogue de distribution, et de la sorte assurer mon avenir professionnel !
Il faut se souvenir qu’au début des années 90 le disque classique en France était encore très replié sur lui-même, au meilleur bénéfice des marques qui “tenaient” le marché, principalement Erato, harmonia mundi et Auvidis, tous chouchous de la presse spécialisée et de Télérama. La floraison de labels internationaux n’y était représentée que par des imports confidentiels.
Ma première rencontre au Midem ce samedi-là fut celle d’un homme pittoresque et moustachu, qui ressemblait à un colonel britannique à la retraite. Son stand modeste était déjà installé, et il attendait les visiteurs flanqué d’une théière. Il s’appelait Norman Woolfson et venait là pour exporter des labels britanniques parmi lesquels Testament, Biddulph et quelques autres.
C’est Michel Parouty, alors responsable de la rubrique disques à Diapason, à qui je faisais part de mes projets quelques mois plus tôt, qui m’a mis sur le chemin. Je n’étais plus discophile depuis quelques années et je n’avais pas suivi l’évolution de la situation. Je découvris, en particulier en Angleterre, un nombre incroyable de marques de disques classiques produisant un nombre tout aussi incroyable de nouveautés dans des domaines sur lesquels les labels français indépendants, à l’exception notable d’Erato1, avait toujours été faibles : je veux parler en particulier du grand répertoire symphonique et même dans une certaine mesure du piano et de la musique de chambre à haut niveau. Je me demandais, et je me demande encore, comment Chandos ou Hyperion, et d’autres, pouvaient alors aligner chaque mois dix, quinze nouveautés avec les plus grands orchestres londoniens et parfois américains, car ces orchestres à l’époque ne payaient pas eux-même leurs enregistrements comme c’est le plus souvent le cas aujoiurd’hui. Sans parler de l’exploration systématique du répertoire anglais et d’autres répertoires nationaux alors peu enregistrés — de la musique russe, pour ce qui concerne Chandos.
À la fin de cette après-midi de janvier, j’avais littéralement raflé “à la tchatche” une douzaine de marques outre Testament et Biddulph, parmi lesquelles Chandos qui restait à signer un peu officiellement, des labels plus obscurs tels que Symposium, APR, Continuum...
Tactus tenait un stand. Ce label italien de musique ancienne et baroque créé à Bologne, avait pour fondateur Serafino Rossi, un vieux monsieur italien très civilisé, charmant, maroquinier de profession. Il produisit les premiers enregistrements de quantité d’artistes de cette nouvelle génération de baroqueux italiens ou latinos alors inconnus : Fabio Biondi, Enrico Gatti, Gabriel Garrido, Rinaldo Alessandrini…
J’avais aussi pris langue avec un homme qui n’exposait dans sa vitrine qu’un seul disque, réalisé “à façon” par son studio d’enregistrement, pas réellement destiné à la vente. C’était le Winterreise par Max von Egmond, vieille passion personnelle, accompagné par Jos van Immerseel. J’avais été frappé par la pochette du disque dans sa vitrine, car je la trouvais diablement habile, réalisée pour le format CD quand tant d’autres labels proposaient des pochettes encore conçues pour le 33T, et donc peu lisibles. Ce Winterreise fut quelques mois plus tard le premier disque du label Channel Classics fondé par Jared Sacks, un américain de Boston installé aux Pays-Bas. Je ne l’ai pas laché au téléphone jusqu’à ce qu’il me confie la distribution du label, quand il le lançerait. Nous avons vendu, deux ou trois ans plus tard, au prix fort, littéralement des wagons de concertos de Mozart par Jos van Immerseel et son ensemble Musica Aeterna, première intégrale significative sur instruments d’époque. Paul Meunier à Télérama avait adoré, ce qui a bien aidé ! Et je me souviens encore avec émotion du premier disque Vivaldi de l’admirable Pieter Wispelwey avec l’ensemble Florilegium, de sa prise de son sublime, écoutée sur le système audio de rêve de Jared Sacks chez lui.
Alors que le Midem n’était pas encore terminé et que les labels commençaient déjà à s’amonceler dans mon escarcelle, Bruno Théol, mon nouveau patron, sécurisa mon contrat. J’étais ravi. En rentrant à Paris je concrétisais tout cela à distance et je préparais ma première escapade en Angleterre pour visiter certains d’entre eux. L’Eurostar n’existait pas encore, et on prenait l’avion.
Je commençais à passer mes commandes aux uns et aux autres, et à visiter les revendeurs. J’avais décidé de créer des feuilles de nouveautés assez sophistiquées à l’intention des magasins. La PAO naissante — j’en étais passionné — me donnait la possibilité de faire moi-même de beaux documents au prix de nuits de travail. J’y passais un temps fou. Mais cela avait de la gueule et donnait une crédibilité à mon département classique naissant. Je m’en servais aussi pour faire de l’intox auprès des labels que je courtisais : les concurrents, même les plus gros tels que que hm ou Auvidis étaient bien en mal d’en faire autant, occupés qu’ils étaient de défendre leurs propres productions plutôt que celles de leurs distribués.
Je me souviens qu’au cours de l’année 1990 j’ai littéralement et cruellement dépouillé mon principal concurrent dans le domaine des labels classiques indépendants étrangers. Installé à Vincennes, il était le représentant pour la France des Editions Schott. À côté du commerce des partitions, la distribution des disques était plaçée entre les mains d’un homme de très grande valeur à tous points de vue, Dominique Cospain, auquel son patron ne donnait pas les moyens de travailler, c’est-à-dire de stocker suffisamment de disques pour ne pas être constamment manquant : c’était la différence entre faire de l’import et faire de la distribution. J’ai tellement piqué de labels à Schott Frères, dont pourtant le catalogue semblait sans fond, que le département disques a fini par fermer. Je crois que Dominique ne m’en a pas voulu. Il a pris ensuite la succession de Michel Parouty à la rubrique disques de Diapason, et y témoigna d’une rigueur et d’une honnêteté intellectuelle jamais vraiment retrouvées depuis lors.
Le label Testament marchait déjà très bien. Dans l’esprit des journalistes, il prenait (et à juste titre, et avec beaucoup plus de parutions et un scope élargi) le relais de la collection EMI Références pratiquement à l’arrêt, qui avait été en 33T un gros succès commercial dans la mesure où elle était vendue à prix moyen.
Un jour, un certain Murray Khouri m’appela pour m’indiquer que désormais je n’achèterai plus Testament chez Norman Woolfson mais auprès de lui directement. Qu’il était d’ailleurs le co-propriétaire du label, et que nous devions désormais le payer, lui. Ce qui fut fait. Murray Khouri était un clarinettiste et avait été à un moment ou à un autre le professeur de clarinette de Stewart Brown. Il avait créé un micro-label, Continuum, sur lequel il avait publié un inoubliable album : “Clarinet Bonbons”. Il me disait être aussi l’associé de Stewart, que je n’avais encore jamais rencontré.
Dans les faits, ni Woolfson ni Khouri (paix à leurs âmes, ils sont morts tous deux) ne faisaient réellement remonter à Stewart Brown l’argent qui lui était dû. Stewart connaissait encore peu ce business de la distribution et commença à s’inquiéter. Il m’annonça sa visite, et j’ai découvert alors qu’il était véritablement le fondateur et animateur du label.
Je me souviens comme si c’était hier de Stewart et sa femme avec leurs deux bambins arrivant dans le garage qui me servait bureau à Nanterre, chez Média 7. Ce fut le début de l’une des plus belles et des plus longues amitiés de ma vie, au contact d’un homme et d’une famille merveilleux. Pendant des années nous nous sommes parlé tous les jours. Je dois à Stewart et à Sarah un argot en anglais qui ne passe pas du tout auprès des Américains, des dîners de crabes cuits sur la plage au Portugal, un déjeuner d’anguilles dans un “working men café” londonien comme les aimait tant Stewart, les récits de ses visites à Elisabeth Schwarzkopf, qui le recevait dans sa buanderie où étaient suspendues ses petites culottes, d’avoir connu Ida Handel et d’avoir aimé Gérard Souzay. Et d’avoir bu tant de bon vin. Et tant et tant encore, comme de m’avoir appris à aimer les gens qui en valent vraiment la peine.
So long, Stewart !
Le catalogue Testament, par grandes catégories :
Musique de chambre
Musique chorale
Concertos
Musique instrumentale
Opéra
Musique symphonique
Musique vocale
Post Scriptum :
Stewart Brown n’a jamais voulu “passer” son label Testament au numérique. Tous les disques sont donc disponibles en CD ou LP. Voir le site du label dont les liens figurent ci-dessus.
Mais qui n’était plus un label indépendant
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