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Quel avenir numérique pour les bibliothèques publiques et le Domaine public au temps du numérique ?
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Chers abonnés,
L’infolettre COUACS.INFO #68 qui vous a été adressée hier comportait un oubli, le lien menant à cet article consacré aux inquiétants déboires de Internet Archive aux Etats-Unis.
Ce n’est pas pour me vanter, mais comme ce article m’a demandé du travail et que j’entends bien partager mes convictions à l’univers tout entier et même au-delà (et en tous cas soigner mes chers abonnés !) je me permets de vous adresser l’article en question.
Bonne lecture, et à bientôt,
Yves
L’information a été finalement reprise dans la presse française, mais le New York Times a consacré au sujet un très long et très détaillé article (un peu trahi par son titre) aux déboires juridiques de Internet Archive dont j'encourage vivement la lecture.
Le site Internet Archive est une ressource américaine assez extraordinaire, qui se veut une médiathèque publique en ligne, mettant à jour en quelque sorte le concept de la bibliothèque publique et universitaire. Internet Archive, créé au début des années 2000 par Brewster Kahle, a réalisé un travail de scan et de numérisation extensif de documents anciens et poursuit son activité depuis lors, en employant une centaine de collaborateurs.
Internet Archive se trouve opposé depuis longtemps à des actions en justice assez violentes des éditeurs de livres aux Etats-Unis, Hachette en particulier. Mais, ce qui est nouveau, Internet Archive doit maintenant faire face aux Majors du disque qui revendiquent des droits sur des enregistrements très anciens, en particulier du temps du …78 tours et du microsillon… que le site a numérisés et mis à disposition des amateurs.
En France, une telle revendication prétendrait mettre hors la loi la collection phonographique de la Bibliothèque Nationale de France (près de 42 000 albums disponibles sur les plateformes de musique en ligne exclusivement). Cette initiative baclée, bourrée de défauts et extrêmement mal documentée, pas du tout aux standard scientifiques qu’on serait en droit d’attendre d’une telle institution on l’a déjà écrit ici, a eu le mérite inestimable de rendre disponible à l’écoute d’innombrables documents introuvables.
Loin de moi l’idée de défendre une abolition du copyright et du droit d’autoriser en phono. Toutefois, il paraît essentiel d'organiser et donc de préserver et protéger un domaine éducatif ; de maintenir le Domaine public tel qu’il est fixé en Europe contre des menées qui finiront par toucher nos côtes d’une manière ou d’une autre.
Il faut se souvenir qu’en Europe les enregistrements (pas les pochettes, pas la documentation textes ou photos) tombent dans le “Domaine public” (DP) 70 ans après leur fixation. Encore cette directive européenne est-elle relativement récente : auparavant le DP n’était que de 50 ans. Et, comme une telle disposition ne pouvait être rétroactive au moment de sa mise en œuvre, elle ne s’applique qu'aux enregistrements fixés après la fin 1963. C’est à dire qu’un enregistrement de 1962 est dans le Domaine Public pour toujours quand un enregistrement de 1964 ne le sera que dans 70 ans après 1963 c’est à dire en 2034.
Cette affaire Internet Archive soulève selon moi deux problèmes séparés mais, pas moins critiques l’un que l’autre.
1 - Que deviennent les médiathèques et bibliothèques publiques aux temps du numérique ?
Je le disais plus haut, Internet Archive se veut une médiathèque de prêt en ligne et entend agir comme une médiathèque, dans un contexte éducatif et non commercial. C’est un sujet bien mal traité en France.
J’ai personnellement fait une grande part de ma culture musicale à la bibliothèque-discothèque de Boulogne Billancourt qui était magnifiquement dotée. Le conseiller municipal à la Culture à Boulogne était à l’époque un certain… Marcel Landowski. Je lui brûle un cierge, rétrospectivement.
Quand j’ai créé Qobuz, et compte tenu du caractère culturel que je voulais donner à mon entreprise, j’ai tout de suite pensé qu’il faudrait travailler avec les médiathèques et peut être inventer et proposer des formules susceptibles de ressusciter en numérique ce qu’était le principe d’une discothèque de prêt en physique : pas seulement un comptoir de prêt mais aussi un lieu de découverte, disposant d’un personnel qualifié offrant des prestations d’ordre culturel à des utilisateurs, pas à des clients.
Cela comportait plusieurs présupposés:
- La mise en place de dispositifs techniques un peu rénovés dans ces institutions dont l'informatisation était généralement assez pourrie et hétérogène, avec des directeurs techniques municipaux jaloux de leurs prérogatives ; ce qui impliquait la formation des personnels ( c’était il y a plus de 15 ans) ;
- Des contrats spécifiques avec les maisons de disques dont il n'existait pas de modèle — et là encore les maisons de disques nous ont regardé avec des yeux ronds quand nous leur avons parlé de streaming dédié aux médiathèques
- Une offre éditoriale spécifique, en partie supportée par la plateforme qui fournirait le service de base documenté, en partie supportée par une association de structures de service public, et la possibilité enfin pour chaque établissement d’animer son service en fonction de ses désirs ou de l’activité culturelle de la commune, par exemple.
En effet, pour offrir un service numérique destiné aux médiathèques digne d’un service public de qualité, il ne suffisait pas de donner Deezer ou Spotify à moins cher à des utilisateurs nécessiteux ( ce qui était pourtant hélas la vision misérabiliste de pas mal de professionnels rencontrés à l’époque) mais de réinventer un métier de discothécaire à l’époque du numérique.
Nous avons perdu des centaines d’heures sur ce dossier, sans avancer d’un pouce. Je salue au passage EV qui fut complice, à l’époque.
Pour une fois, ce ne sont pas les ayants droits qui nous ont posé le plus de problèmes tant que les intéressés eux-mêmes, parfois plein d’enthousiasme et de bonne volonté, mais immédiatement freinés par certains collègues n’y comprenant rien, ou blasés, ou freinant des deux pieds. Il fallait, et c’était le plus excitant à mes yeux, trouver le chemin qui différencie un tel service d’un abonnement « du marché », enjeu qui aurait nécessité une politique nationale certainement plus utile et moins dépensière que le Pass Culture. Passons.
Je ne sais pas maintenant où les médiathèques en sont avec la musique des années plus tard, mais je n’ai pas le sentiment que le problème ait beaucoup avancé… ce qui militera pour leur suppression à l’occasion, tout comme, un jour, des opéras de province et autres gadgets inutiles puisque tout le monde aura été converti à la « pop-culture » !
2 - Pourquoi il faut défendre mordicus le Domaine public de la musique enregistrée
Les déboires d’Internet Archive avec les grandes sociétés phonographiques américaines devraient inquiéter ici en Europe, avant qu’il ne soit trop tard, avant que les menées des Majors déjà en cours aux USA viennent contester de différentes manières le Domaine public, viennent ici aussi chercher dans les recoins du marché tout ce qui leur échappe encore, maintenant qu’elle se sont assurées que leur gros business de la pop est sur de bons rails.
Ce n’est pas une modification de la loi sur le DP qui est à craindre il me semble tant que, par la consanguinité des grandes maisons de disques avec les plateformes de streaming, des pressions de plus en plus fortes pour nettoyer l’offre de ce qui n’est pas contrôlé par elles.
Le désordre qui règne encore sur les plateformes où n'importe qui peut déverser pratiquement n'importe quoi ne durera pas toujours, et des documentations sonores précieuses pourraient faire sournoisement les frais dans le futur de salutaires nettoyages des catalogues. Le catalogue disponible aujourd’hui ne sera peut être plus jamais aussi riche.
Les 70 ans du service public en Europe, du point de vue culturel, forment par la magie des dates une frontière naturelle assez bienvenue entre le patrimoine et le commerce. Souvenez-vous en effet que le début des années 60 voit l’émergence de la suprématie de la musique commerciale rock et pop, ce que les malfaiteurs en charge de France Inter appellent désormais la “pop-culture” ; et voit l’émergence des droits de tant d’artistes bancables que les Majors en aucun cas ne voulaient voir leur échapper. Il est vrai qu’une partie du répertoire de quelques grands artistes ayant commencé leur carrière dans les années 50 est déjà tombé pour toujours dans le domaine public (Bécaud, Aznavour, Trenet entre autres exemples, pour les français) — mais une grosse partie de leur catalogue est protégé, et pour longtemps : et sur chaque année du copyright (date de fixation phonographique et de première publication commerciale) il faut rajouter un « +70 » à partir de fin 1963 : sauver le max d’Elvis Presley, des Stones ou des Beatles était une priorité pour nos amies Majors.
L’exploitation du Domaine public par quantité de labels indépendants plus ou moins soigneux et aux arrières-pensées plus ou moins mercantiles a constitué quand même l’un des grands actifs culturels en Europe de la période CD et de la musique en ligne.
Perdre ces travaux et les voir revendiqués et attribués aux Majors serait une défaite culturelle cuisante. Les petits labels indépendants qui rééditent les disques du domaine public, pour beaucoup d’entre eux, font un travail peu rémunérateur et essentiel à la connaissance des artistes du passé. Ils l’ont fait depuis longtemps alors que les héritiers ou nouveaux propriétaires des éditeurs originaux, généralement les Majors, ne faisaient rien pour faire vivre ce patrimoine et le mettre à la disposition du public et des chercheurs.
Et aujourd’hui même, quand les Majors le font, elles le font mal, médiocrement documenté ; et la mise à disposition numérique est mal pratique, amputée des informations qui sont indissociables de ces morceaux d’histoire. Un peu comme si on vous faisait visiter le Louvre avec pour chaque tableau son titre et voilà tout, de temps en temps pas même le titre, et dans le désordre et sans autre explication. La survivance dans ces maisons de quelques vieux crabes avec des toiles d’araignée nichées dans le cerveau nous vaut de temps en temps la publication de luxueux coffrets à tirage limité consacrés à de grands artistes, coffrets qui ne sont jamais correctement proposés en numérique, et quand ils le sont, sans la documentation pourtant produite et payée pour les coffrets physiques !
Les labels indépendants rééditeurs du domaine public, sont depuis longtemps en instabilité juridique aux États Unis où la loi sur le Domaine public n’est pas la même qu’en Europe, ce qui a le plus souvent rendu indisponible leur travail la bas dans les bacs des disquaires ou sur les plateformes de musique en ligne : des labels tels que Biddulph, Naxos Historical ou tant d’autres sont interdits de vente ou de streamInc aux US. Ecouter là-bas Cortot des années 30 implique par exemple d’écouter seulement ses rééditions Warner et uniquement elles, qu’on en aime ou pas les repiquages — mais tant d’artistes qui “appartiennent” historiquement à cet ayant droit, ne bénéficiant d’aucune attention, vous devrez vous brosser, ou passer par un VPN pour les écouter. Quant à les connaître, disposer d’une documentation, n’en parlons pas : la rente, oui, la culture, non. La stupidité de cette censure soft trouve une illustration amusante, par ailleurs, dans la faiblesse des algorithmes qui sont ce sees reconnaître les interprétations et à qui elles appartiennent sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que Michael Levinas se voyait refuser récemment par Facebook la publication de l’une de ses interprétations récentes, en public : la machine le prenait pour Schnabel ou je ne sais plus qui, et revendiquait une violation des droits de la pauvre Major qui s’en prétendait propriétaire !
Incidemment, il me semble que nous entrons aussi dans une période où il faudra se méfier des faux nez et apprendre à vivre avec.
Passons sur le renommage des catalogues, qui fera croire aux générations futures que Samson François a enregistré toute sa vie pour Erato… Il n’y a pas qu’en politique donc que les fake news devront être débusquées.
Mais les Majors achètent et ne l’affichent pas. Jusqu’à quand un label comme Hypérion, racheté par Universal, pourra-t-il s’afficher de manière éhontée comme « indépendant » ? Et que dire d’un label comme harmonia mundi (qui, soit dit en passant, valorise bien mal son catalogue et son histoire), alors qu’Universal est propriétaire à 49% de sa maison mère ?
Les grandes maisons de disques, à ce stade, qui veulent tout avaler et ne rien dépenser, se comportent comme de vulgaires marchands de sommeil.
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ᴡᴡᴡ.ᴄᴏᴜᴀᴄs.ɪɴғᴏ
ᴇsᴛ ᴘʀᴏᴘᴜʟsé ᴘᴀʀ ʟᴀ ᴘʟᴀᴛᴇғᴏʀᴍᴇ sᴜʙsᴛᴀᴄᴋ.ᴄᴏᴍ, ᴄʀéée ᴘᴏᴜʀ ғᴀᴠᴏʀɪsᴇʀ ʟ’ᴇxᴘʀᴇssɪᴏɴ ᴅ’ᴜɴ ᴊᴏᴜʀɴᴀʟɪsᴍᴇ ᴅ’ᴇxᴘᴇʀᴛɪsᴇ ғɪɴᴀɴᴄé ᴘᴀʀ sᴇs ʟᴇᴄᴛᴇᴜʀs.