À l’occasion du centenaire de la naissance du pianiste et compositeur Noël Lee, son ami Alexandre Tharaud a ardemment œuvré pour célébrer son ami et favoriser les rééditions discographiques. Un concert présenté par Marcel Quillevéré a réuni les amis musiciens de Noël Lee le 20 janvier dernier Salle Cortot, et a permis d’entendre plusieurs des œuvres de l’artiste en tant que compositeur, et plusieurs des musiques dont il était l’interprète délicat. Je n’ai pas pu y assister hélas.
Alexandre Tharaud m’a permis de reproduire ici les deux textes qu’il a écrit pour la réédition du coffret numérique Schubert d’une part ; et pour la compilation “Le piano d’une vie” éditée par Arion, qui regroupe quant à elle un florilège des disques de Noël Lee chez Arion, que ce soit en solo ou quatre mains avec Christian Ivaldi, avec Bernard Kruysen et tant d’autres….

Schubert et Noël Lee
par Alexandre Tharaud (2024)Deux somptueux coffrets de disques vinyle parurent chez Valois coup sur coup, en 1969 et 1971. À quarante-quatre ans, Noël Lee se lançait dans l'enregistrement d'une intégrale des sonates de Schubert de référence, une première mondiale, augmentée des deux séries d'impromptus et des Klavierstücke D.946. L’ensemble fut réalisé à Copenhague sous la direction technique de Peter Willemoës, dont la prise de son, par la grâce d'un unique micro stéréophonique, offre une poésie miraculeuse.
Répertoire alors peu joué au concert, cette première intégrale des sonates s'imposait. Harry Halbreich n'écrivait-il pas dans le livret : “ Les Sonates de Schubert sont probablement l’ensemble d’œuvres le moins connu et le plus injustement négligé de tout le répertoire pianistique “. Ces deux coffrets inspireront nombre de pianistes : à leur tour ils les enregistreront.
Noël Lee vénérait Franz Schubert. Son œuvre pianistique, plus tard la musique de chambre et les lieder, tout Schubert semblait guider sa vie. Il y avait dans cette musique tout ce qui construisait la personnalité du pianiste américain : l'exigence, un rapport ténu au temps, une forme de rigueur, une profonde tendresse souvent liée au passé, la voix de l'enfant, le tumulte intérieur.
Il importait peu à Noël de se montrer. Indifférent aux éloges comme aux critiques, le travail acharné comme seul guide. Courant sans cesse après le temps, il avait à coeur de jouer et enregistrer le maximum de répertoire, jusque dans ses dernières années, avec une urgence de vivre et une énergie qui sidérait son entourage.
Dans le livret du second coffret, outre la splendide analyse de Harry Halbreich, on trouve un texte intime et plein d'humour signé Noël Lee. Il nous confie son regard d'interprète sur Schubert et les difficultés rencontrées à la traversée de cet Everest. Au dernier paragraphe, il écrit :
“ L’imagination poétique, l’écriture pianistique, la qualité et l’unité thématiques, la variété et les dimensions des mouvements, les pauses dramatiques, les modulations audacieuses et surprenantes, la perfection de ces éléments individuels n’explique pas la perfection que nous ressentons dans le tout. Evidemment, Schubert a beaucoup absorbé de l’expérience beethovénienne, mais non nécessairement le sens dramatique. Ses formes-sonates ne sont pas des luttes ; ce sont plutôt des voyages. Le sentiment du déroulement et de l’espace sont plus évidents chez lui que le sentiment d’une unité inévitable. Nous regardons le paysage. Nous regardons les changements de paysage et nous sommes enchantés. Et Schubert nous dit : « Même si vous ne regardez pas ce paysage, qui est le mien, il est là, et il sera toujours là.”À l'écoute de ses enregistrements, on ressent exactement la même chose : Noël Lee, sans jamais s'imposer, nous offre un paysage en partage, silencieux, un paysage de douceur et d'exigence.
Son paysage.
Regardons-le.
Ces deux coffrets Schubert toilés ont été heureusement de nouveau rendus disponibles, réunis en un coffret numérique par Believe, qui a racheté le catalogue Naïve, qui avait lui-même racheté le catalogue Auvidis, qui avait lui-même racheté le catalogue Valois — étiquette sous lequel le coffret était originellement paru : l’industrie du disque est canibale ! On se demande vraiment pourquoi, dans le cadre d’une telle réédition, le label ne prend pas le soin vraiment minimum de faire un scan du livret : il y en a pour 10 minutes pause café et retouches comprises. C’est réellement un outrage au travail réalisé par l’éditeur original, Michel Bernstein, qui portait tant de soin à la présentation de ses disques !

Noël Lee, une vie en musique
par Alexandre Tharaud (2024)L'immense aventure discographique de Noël Lee prend son envol au début des années Cinquante, pour ne jamais sembler s'arrêter. Une vie traversée d'enregistrements, faisant pour beaucoup figures de référence. Accueilli à bras ouvert par le label Arion, dès 1976, Noël Lee ne cessât de fréquenter les studios pour ce label, jusqu'en 2013. Musique de chambre en priorité, avec ses amis les plus chers, Christian Ivaldi, Jeff Cohen, Gérard Poulet, Michel Debost, Kurt Redel, Udo Reinemann, Bernard Kruysen, Anna-Maria Miranda ou Martine Mahé, pour une discographie soignée, réfléchie, singulièrement engagée. Il avait gravé le grand répertoire soliste – sonates de Schubert, intégrales Debussy et Ravel –, le temps était ensuite venu de défendre les répertoires rares, telles les études de Moshelès, les quatre-mains de Dvorak et les mélodies de Massenet.
Il importait peu à Noël de se montrer. Indifférent aux éloges comme aux critiques, seul le travail acharné et la pratique de la musique le guidaient. Levé chaque jour au petit matin, il composait, puistravaillait ardemment ses compositeurs de chevet, Poulenc, Ravel et Debussy en tête, sur l'un des deux Steinway qui envahissaient son salon du XVIIème arrondissement de Paris. Tout l'appartement semblait d'ailleurs submergé de musique. Des partitions par centaines entouraient les deux fauves, les programmes des saisons de concerts parisiens accumulés près du téléphone, vinyles et cds emplissaient les étagères.
Les dessins d'artistes américains, tel Kelly, recouvraient les murs, au côtés de photos de ses amis, ici et là. La présence encore prégnante du grand amour de sa vie semblait réunir cette multitude d'objets en une totale cohérence. Entrer chez Noël, c'était entrer dans un monde d'exigence et de douceur.
Exigeant, il l'était. Envers ses élèves, ses amis, et avec lui-même. Un tempo mal assuré, une erreur de style, un rendez-vous en retard déclenchaient sa colère. Elle ne durait jamais longtemps, quelques minutes à peine. Noël était un homme de coeur et nous le disait. Sa bienveillance absolue et un délicieux accent américain faisaient fondre tous ses amis, lesquels voyaient en lui le plus adorable des hommes.
Il y a tout cela dans le jeu de Noël Lee. Un oeil bienveillant sur le monde, une vigilance extrême et une discipline de fer. Les prises de son typiques des années quatre-vingt et quatre-vingt dix, intimes et sans apprêt, donnent à ces enregistrements de l'époque Arion un parfum d'authenticité. Un univers sonore proche de celui de son appartement, lorsque nous l'écoutions, confortablement installés dans l'un de ses fauteuils bas, de velours bleu, entourés de dessins, partitions, de livres, de photos, mille et uns témoins de sa vie... Une vie en musique.
Au-delà de ces deux parutions commémoratives, la discographie de Noël Lee, si elle n’est pas complète sur les services de streaming, y est tout de même assez bien représentée. Sa collaboration avec le baryton Bernard Kruysen est unique : j’en ai mis les disques principaux dans l’image ci-dessus. Elle commence avec Bernstein et Valois, et se poursuit chez Arion pendant de longues années.
La discographie constituée au fil des ans par le duo Christian Ivaldi - Noël Lee chez Arion, rétrospectivement est admirable, par la qualité des réalisations mais aussi par la fidélité de l’éditeur, qui a passé le cap des années et des changements survenus. Les Schubert, les Debussy et les Mozart sont des trésors.
Enfin, le label américain CRI a publié deux albums d’œuvres de Noël Lee.