AU SOMMAIRE DE LA LETTRE COUACS.INFO #93 : :
150e anniversaire de la naissance de Maurice Ravel
“Ravel en mille éclats” sur ARTE : un film qui se regarde le nombril, obscur, et même malaisant
Relire le discours d’hommage à Ravel, prononcé à ses obsèques par Jean Zay
L’ogre Universal veut mettre la main sur toute la distribution numérique indépendante.
Dans la discothèque de COUACS.INFO
Ravel “en 1000 éclats” sur ARTE : un faux pas.
Ni concert filmé, ni documentaire : il faut donc considérer que ce “Ravel en 1000 éclats” (titre que je ne comprends pas, pardon…), est un film d’auteur ayant pris pour sujet le compositeur. Il a été réalisé par François-René Martin et Gordon. A priori on apprécie que ce film ne soit pas un simple documentaire à la manière fréquente et bon marché d’Arte, qui aurait vu se succéder à l'écran des témoignages de spécialistes dans un décor cosy ; un genre qui s’appuie le plus souvent sur un livre qui en donne la trame, et qu'on vient illustrer avec des images d’archives.
L’ambition est ici supérieure, ce qui se traduit par des images particulièrement léchées, spectaculairement éclairées, avec tout un arsenal d’intentions et d’effets visuels insistants. Mais de trame claire, il n’y a point.
Le film a été tourné dans de très beaux lieux :
- Chez Ravel, au Belvédère, à Montfort l’Amaury,
- En l’église de Ciboure (magnifique endroit, Sabine Devieilhe dans la Vocalise en forme de Habanera),
- Dans la grande salle de la Philharmonie de Paris, au décor invisibilisé par des lampions de fête foraine,
- Dans la première salle de la Cité de la musique,
- Au Couvent de la Tourette, enfin. Le Kaddish, œuvre d’un compositeur notoirement athée et politiquement progressiste, est filmé dans les murs catholiques et brutalistes de Le Corbusier, ce fasciste avéré. Et pourquoi pas alors au Carmel d’Auschwitz ? Reste que l’interprétation et les images de la magnifique Marie-Laure Garnier forment l’un des plus beaux moments du film.
Quand apparaît à l'écran Klaus Makëla pour diriger l’Orchestre de Paris, en particulier dans La Valse illustrée d’images des tranchées de la guerre 14-18, la complaisance de la réalisation devient gênante : en noir et blanc, les poses du chef renvoient, et certainement pas par hasard, aux films jadis tournés par Henri-Georges Clouzot pour Herbert von Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin “jouant” en playback sa direction des symphonies […]
150e anniversaire de la naissance de Ravel : relire l'hommage de Jean Zay à ses obsèques, en 1937
Alors que je déplorais la faiblesse prétentieuse du film consacré à Ravel actuellement disponible sur Arte, m’est revenu à l’esprit le discours que Jean Zay, alors Ministre de l’Education Nationale et des Neaux-Arts, prononça pour ses obsèques, le 30 décembre 1937. Ce discours fut reproduit dans un numéro spécial extraordinaire que La Revue Musicale d’Henry Prunières publia en hommage à Ravel, une année plus tard en 1938. J’en reproduis ci-dessous le texte intégral, et vous en recommande vivement la lecture. ARTE aurait pu en faire valablement le fil rouge de son film…
“ Quelques mois se sont à peine écoulés depuis la mort d’Albert Roussel, et voici que la musique française doit déplorer un nouveau deuil : Maurice Ravel, à son tour, quitte ce monde sonore et disparaît dans le silence. À vrai dire, il nous avait déjà à demi abandonnés. C’est souvent le destin des artistes que d’achever leur carrière, à la façon de leur maître Orphée, par une descente prématurée au règne des ombres. Il en fut de Maurice Ravel comme de Gérard de Nerval, de Baudelaire ou de Schumann : il semble que la ténébreuse rancune des chimères doive fatalement s’attaquer à certains génies comme pour marquer de façon plus éclatante combien ils furent lumineux. Le mal, pour les abattre, choisit la part d’eux-mêmes la plus haute et la plus sûre et ne s’exaspère en coups si tragiques qu’autant que sa victime s’est manifestée par une plus rayonnante surabondance d’harmonies et de clartés.
“ Ainsi de cette belle bête, déjà éteinte avant la victoire définitive de la mort, voulons-nous retenir à jamais les éclairs de vie qui l’animèrent et en firent une des plus spirituelles –aux sens les plus divers et les plus complets du mot- qu’il nous ait été donné de connaître. Parler de Ravel, en dépit des pensées qui nous bouleversent en ce moment, ce sera désormais et toujours parler de choses légères et délicieuses et proclamer, au-dessus du sort contraire, la pure souveraineté de l’intelligence.
“ C’est sous le signe de l’intelligence que s’est déroulée la carrière de cet homme exquis, dont le regard, le sourire, tout l’être nerveux et précis révélaient qu’il était aimé de la vie et favorisé de grâces particulières. Né près de l’Océan, dans un pays de sel et de soleil, Maurice Ravel a débuté dans un moment où la musique et la peinture cherchaient à rendre tout ce qui scintille, bruit, frissonne et palpite dans les éléments naturels. Il est impossible de ne pas rapprocher son nom de son glorieux aîné, Claude Debussy, ne serait-ce qu’à cause de ces jeux d’eaux et de ces jeux de miroirs où se complurent ses premières inventions. Mais Ravel devait se former un vocabulaire et un langage dont les techniciens diront mieux que moi en quoi ils diffèrent du style debussyste. Ils diront aussi ce que Ravel doit à Debussy et à l’atmosphère enchantée que celui-ci avait créée et qu’il était impossible à la génération suivante de ne pas respirer avec délices. Ils diront aussi, et il le disait aussi lui-même, ce qu’il devait à son maître, l’incomparable, l’inoubliable Gabriel Fauré.[…]
Dans la discothèque de Couacs.info #93
Pour en revenir à la musique elle-même, ce qui vaut mieux peut-être, il me faut signaler la parution d’un nouveau volume de la Discothèque Idéale de Diapason consacré à Ravel. Il s'agit pour la majeure partie d'enregistrements anciens gravés dans le marbre, avec quelques raretés. Les choix de versions sont parfaits, le texte de présentation et l'édition impeccables. Ce coffret est disponible en coffret de 10 CD à prix modique, et il sera certainement rapidement disponible en numérique, streaming ou téléchargement.
Par la même occasion, allez faire un tour dans les autres titres de la collection de “ La Discothèque Idéale de Diapason”. Elle est constituée en majorité avec des enregistrements du Domaine Public . Il est vrai qu’on peut moins se tromper en publiant des disques validés par les années, plutôt que de l'espoir et d’en confier la réalisation à de nouveaux artistes… Mais ces coffrets bénéficient de la passion disciple des collaborateurs de Diapason et vraiment, si les mots ont un sens, répondent bien à leur dénomination de “Discothèque Idéale”.
Jordi Savall invite sur son label Alia Vox Diversa un groupe de musiciens bulgares : superbe album : “The Spirit of Bulgarian Traditions”
La réédition des Études de Chopin par le jeune Pollini, pour EMI, longtemps restées inédites et qui furent révélées il y a quelques années par le regretté Stewart Brown sur son label Testament
Un splendide concerto pour violon de William Walton par le jeune Charlie Lovell-Jones et John Wilson. Chez Chandos.
Hommage à la merveilleuse Maria Tipo, qui vient de nous quitter, dont la discographie est tellement hachée !
Stephen Hough, à force de jouer les concertos pour piano des autres à eu la bonne idée d’en composer un ! Et une réédition assez curieuse, (ou expérimentale, qui sait ?) de concertos de Mozart par le même
Il faut rendre aux œuvres de Louis James Alfred Lefébure-Wély l’audience qui fut jadis la leur ! Le jeune et déjà très prolifique pianiste italien Nicolo Giuliano Tuccia s’y colle, avec un enregistrement de ses ravissants Chants du soir.
Retour à Ravel, pour rappeler à votre bon souvenir l’Art de Jean Martinon, qui fit paraître en 1975 une intégrale des œuvres pour orchestre avec l’Orchestre de Paris, incluant les concertos pour piano par Aldo Ciccolini et Tzigane par Itzhak Perlman.
Et le nouveau disque de Jean-François Heisser et son Orchestre Nouvelle Aquitaine, consacré… à Maurice Ravel l’Alchimiste !
L’ogre Universal veut faire main basse sur la distribution numérique des indépendants
Rappelons que depuis l’avènement de la musique numérique la distribution des enregistrements s’est incroyablement concentrée. Les plateformes de musique en ligne sont mondiales et peu nombreuses, quand il existait des centaines de milliers de disquaires dans le monde ; et, pour servir ces quelques plateformes il existe un nombre très limité de solutions techniques intermédiaires qui amènent aux plateformes de streaming ou de téléchargement l’ensemble de la production et des fonds de catalogue.
Cette ultra-concentration, la mauvaise qualité des livraisons par ces intermédiaires, leur inadaptation à la musique classique et la modestie des moyens déployés par les plateformes de streaming et de téléchargement pour traiter une avalanche de nouveautés aboutit à l’insatisfaction des amateurs et à leur adhésion tardive au streaming.
Universal Music est déjà dominant, mais cela ne leur suffit pas. Ils veulent tout bouffer en rachetant maintenant une société, Downton Music qui possède les solutions CD Baby, Fuga et Songtrust, toutes sociétés utilisées par les labels indépendants pour leur distribution. Cette volonté de concentration d’Universal est d’une engeance pour ainsi dire trumpienne : elle conduirait à une sorte d’exclusivité d’accès aux plateformes, piégeant au passage les labels dont les contrats courent encore avec les sociétés rachetées, et, pour aller ou ?
IMPALA, qui est le syndicat international des producteurs indépendants proteste contre cette concentration. Dommage cependant pour sa crédibilité que certains de ses membres jadis prestigieux ont entre-temps vendu leur société à Universal, encourageant de la sorte cette concentration…
“ La directrice d’IMPALA, Helen Smith, a déclaré : « Nous devons appuyer sur le bouton pause ». IMPALA a également renouvelé son appel aux régulateurs pour qu'ils bloquent l'accord, leur disant que la « stratégie d'ogre » d'Universal « écrase tout sur son passage » et doit cesser. Downtown et ses diverses filiales, notamment FUGA, Songtrust et CD Baby, jouent un rôle clé dans la chaîne d'approvisionnement numérique pour des milliers d'entreprises de musique indépendantes et des centaines de milliers d'artistes. Avec l'accord Downtown, ces entreprises feront partie d'Universal, qui n'est pas seulement la plus grande entreprise de droits musicaux au monde, mais contrôle déjà des pans importants de la chaîne d'approvisionnement de l'industrie musicale. “
“ Ce nouvel appel à l'intervention des régulateurs a été programmé pour coïncider avec les BRIT Awards de demain. Les grands événements de remise de prix de l'industrie musicale, déclare Smith, sont « un moment parfait pour célébrer la diversité » dans l'industrie musicale, mais aussi un moment pour réfléchir à « tous les labels et artistes qui pourraient avoir du mal à atteindre le public à l'avenir » si l'accord Downtown d'Universal n'est pas stoppé.”
Pour la production et les labels classiques cette concentration de la distribution intermédiaire est aussi de mauvais augure : ils souffrent déjà de règles de répartition iniques ; on imagine la situation des nouveautés indépendantes se pressant à l’avenir à aux portillons des plateformes quand le gardien sera un employé Universal qui ne manquera pas d’y privilégier ses contenus.