Jean-Paul Combet : " De plus en plus de musiciens se posent vraiment des questions sur leur possibilité de continuer à vivre de leur musique ".
Le directeur de L'Académie Bach a tiré la sonnette d'alarme sur la baisse des budgets. Il souligne ici les méfaits de l'absence de visibilité imposée aux structures et aux artistes. Entretien.
Yves Riesel – Jean-Paul Combet, vous avez publié un communiqué alarmant [ Lire ici ] quel est le risque actuellement que l’Académie Bach et ses activités soient réellement mises en danger ? Est-ce que vous appelez au secours en criant très fort avant que cela soit plus grave, ou bien la situation est-elle véritablement inquiétante ?
Jean-Paul Combet – La situation est vraiment difficile. Pour nous, mais aussi en filigrane pour tout un secteur, notamment celui des petites structures, qui est clairement menacé. Dans nos activités, nous sommes tous très dépendants des fonds publics, des subventions. Le monde de la culture n’existe pas sans l’investissement public, les différentes subventions possibles. Et on voit très bien que le contexte d’aujourd’hui est un contexte de raréfaction, de diminution. Je n’accuse personne. Il est certain que la situation est très tendue pour les collectivités, pour l’État, pour le ministère de la Culture, que le contexte économique est dur. Mais les structures les plus fragiles sont aussi les plus impactées. Je parle de la culture, mais on pourrait parler aussi du domaine de la santé, du domaine du social… tout ce qui est très dépendant du soutien public en général…
YR – Quels sont les financeurs de l’Académie Bach ?
J-PC – Historiquement, nous avons la chance d’être soutenus par toutes les strates locales de financement. Nous sommes basés dans une petite commune de Normandie, Arques-la-Bataille, 2 500 habitants, qui nous suit fidèlement depuis 1997. De même, à l’échelon suivant, par la Communauté d’agglomération de Dieppe-Maritime. Et enfin par la Région Normandie et par l’État à travers le ministère de la Culture.
YR – Alors : qui est-ce qui décroche dans cette affaire, parmi les financeurs ?
J-PC – Tout le monde un petit peu ! Il n’y a d’abandon de la part de personne, mais il y a accentuation d’un mouvement de baisse des subsides qui s’est déclenché dans l’après-Covid. Il se trouve que, pour préparer notre petite conversation, j’ai regardé un petit peu l’évolution des comptes depuis 2019. Je me suis rendu compte que nous avons été très soutenus, comme tout le monde, en 2020-2021. C’est-à-dire qu’il y avait une espèce de...
YR – « Quoi qu’il en coûte » !
J-PC – Vous vous souvenez ? On disait que la culture faisait partie de l’essentiel, qu’il fallait absolument l’aider à passer le cap ! Et réellement, il y a eu des soutiens très forts à tous les niveaux à ce moment-là. Depuis, d’autres réalités budgétaires se sont installées, extrêmement contraignantes il est vrai. La commune d’Arques-la-Bataille a diminué sa contribution de près de 50 % depuis 2020. L’agglomération maritime maintient la sienne très fidèlement, toujours au même niveau. Le département de la Seine-Maritime diminue un petit peu. La Région Normandie a beaucoup diminué l’année dernière : 26 %, et d’un seul coup. Et l’État, à travers le ministère de la Culture et la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Normandie, a aussi baissé sa subvention de 20 %. Et c’est une baisse qui s’est ajoutée à d’autres baisses depuis 3 ou 4 ans. Donc au total, et pour être aussi clair que possible face à la situation, ce n’est pas un effondrement, mais une désagrégation progressive qui s’est accentuée depuis un an. Et on sent très bien que cela va continuer : les signaux envoyés pour 2026 sont absolument du même ordre.
YR – Est-ce qu’il vous semble, parmi ces baisses de subvention, qu’il y a la politique ? Autrement dit : on a entendu récemment un responsable du Rassemblement national déclarer qu’un bon film, c’est un film qui a du succès. Est-ce que vous entendez localement, si j’ose dire, cette petite musique-là ?
J-PC – Pas forcément venant du Rassemblement national, parce que sur notre territoire, nous avons peu de présence, en tout cas visible, aux affaires, de cette tendance-là. Mais je pense que c’est quelque chose qui s’est installé beaucoup plus généralement et c’est peut-être plus pernicieux. Parce que les besoins de la culture, finalement, ça ne représente pas grand-chose à aucun point de vue. D’un côté, ça ne coûte pas très cher. Je rappelle que le budget du ministère de la Culture représente pour la « mission culture » 4,45 milliards d’euros, hors audiovisuel public. Donc, vraiment, en proportion c’est peu de choses, l’épaisseur du trait. Ça ne représente pas grand-chose… et pas grand-chose non plus quand ça disparaît… On sent très bien qu’il y a une espèce de désintérêt en raison des soucis économiques auxquels nous sommes confrontés : endettement, réarmement, risques militaires, stratégiques et géostratégiques. Ce mouvement d’inquiétude générale engendre une espèce d’effacement à bas bruit du soutien à la culture. Personne n’en parle vraiment. Chacun espère s’en sortir mieux que le voisin, que les copains ; il n’y a pas de mouvement d’ensemble, pas de prise de conscience.
YR – Est-ce que vous ne trouvez pas qu’il n’y a pas quelque chose d’un peu vain, assez constamment dans le discours des ensembles musicaux indépendants par exemple, de leurs représentations syndicales, à se précipiter chez chaque nouvelle ministre en place, puis rapidement sortir la feuille de revendication avec un air pas content, non sans avoir obéi entre-temps aux obligations sociétales imposées, qui prennent de plus en plus de place dans les discours et les programmes, à la place du but premier, l’excellence musicale ?
J-PC – Je ne pense pas. J’ai vraiment l’impression que les acteurs musicaux se remettent vraiment en question depuis quelques années. Il y a certes des forteresses bien installées et richement dotées, des acteurs plus immobiles. Mais n’oubliez pas que le paysage est d’une grande disparité entre structures et missions : on n’est pas dans le même monde entre un ensemble régional modeste et un groupe comme Les Arts Florissants, qui doit toucher plusieurs millions de subventions chaque année et se trouve soutenu avec une sorte de pérennité garantie à l’image d’autres institutions culturelles nationales. J’ai plutôt le sentiment que les artisans, les acteurs des métiers de la culture et du domaine de la musique, que je connais mieux que les autres, font vraiment des efforts d’imagination et des efforts de restructuration à plein de points de vue. Parfois anecdotiques : des ensembles font désormais des tournées à vélo pour que ça coûte moins cher, et que leur empreinte carbone soit moins forte…
YR – Ceux-là auront un bonus, c’est sûr, pour entretenir leurs vélos ! Mais il faut aussi qu’ils jouent de la musique de compositrices, qu’ils emploient si possible des minorités sexuelles, des personnes racisées… Est-ce que vous ne croyez pas que, face au défi économique, et aussi par ignorance et désintérêt, des critères non artistiques sont placés plus haut par les politiques que le souci premier de l’excellence musicale, d’offrir au public un simple et qualitatif accès aux œuvres ?
J-PC – Pas tant que ça en vérité. Je pense que c’est heureusement très anecdotique.
YR – Au Festival d’Arques-la-Bataille, à l’Académie Bach, est-ce que vous soignez vos quotas ? Est-ce que vous avez fait, vous-même, la « formation parité/VHSS » ?
J-PC – Bien sûr, car c’est une obligation. Toutefois, sur le plan de la programmation et sur le plan des équilibres artistiques, ce n’est pas idiot, ce n’est pas que du gadget. Il y a des ensembles d’hommes, des ensembles de femmes, des ensembles mixtes… Il y a de la place pour tout le monde. Je trouve que ça mérite un petit peu d’attention. Il faut certes faire preuve de discernement, une compositrice n’est pas une bonne compositrice en raison de son genre. Nous faisons attention à nos choix. L’année dernière, dans le cadre du festival, nous avons donné tout un programme étonnant consacré à Fanny Mendelssohn, des œuvres au moins au niveau de son frère, Félix. Non, il n’y a pas de tensions sur ces questions-là.
YR – Pour revenir aux restrictions budgétaires, sur lesquelles vous alertez, qu’est-ce que cela va changer à vos activités dans les mois prochains ? Que pouvez-vous faire pour mettre à l’abri votre institution, pour prévenir le danger ?
J-PC – Pour l’heure, hormis alerter, nous ne savons pas très bien que faire : nous manquons cruellement de visibilité. C’est peut-être la principale difficulté des petites structures musicales aujourd’hui : l’incertitude. Nous sommes en décembre 2025 et nous n’avons aucune visibilité sur les montants des soutiens 2026. Et 2026… c’est dans une semaine et demie ! Pourtant, il nous faut prendre des décisions, des engagements vis-à-vis des artistes, signer des contrats alors que nous ne savons pas du tout à quelle sauce nous serons réduits… Ce n’est pas même une question de mauvaise volonté ou d’opacité de la part des administrations : elles-mêmes n’ont pas d’informations sur leurs propres ressources ! Par un système de cascade, se rend-on compte que toute la chaîne est mise en danger désormais, depuis les structures de diffusion ou de production comme les nôtres, jusqu’aux artistes et parmi eux les plus modestes.
J’entends aujourd’hui de plus en plus de musiciens qui se posent vraiment des questions sur leur possibilité de continuer à vivre de leur musique, à travailler dans ce domaine-là. Ils savent bien ce qui s’est déjà produit en Angleterre ou aux Pays-Bas depuis près de 20 ans. Beaucoup ont plié, soit en faisant deux métiers différents, soit tout simplement en abandonnant la musique.
Et ce serait très dommageable pour les artistes français, alors que notre pays a investi de façon si énergique et si intelligente dans la formation d’excellence, notamment dans la formation des musiciens.
Dans le seul domaine de la musique baroque, qui est ma spécialité, un investissement considérable sur la formation a été réalisé depuis 50 ans, dont nous récoltons les fruits mainetant, avec l’émergence d’une génération formidable de clavecinistes, d’organistes, de violonistes, de cornettistes, de gambistes… À cet égard, l’École française est peut-être la meilleure au monde aujourd’hui.
Mais quel chef d’entreprise, quel gestionnaire pourrait travailler dans de telles conditions ? Nous pouvons tout perdre si un minimum de rationalisation n’est pas mis en place, si nous ne parvenons pas à éclaircir un peu la situation, en particulier sur l’allocation des ressources, qui permet de déterminer a minima où on va, et ce qu’on va pouvoir faire… Cette situation de constante incertitude est un drame.
Propos recueillis le 19 décembre 2025


