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COUACS.INFO #72 - De quel mensonge Deutsche Grammophon est-il désormais le nom ?
Et tout d’un coup Deutsche Grammophon semble se réveiller. Velléitaire depuis longtemps, paré d’un prestige qu’il ne mérite plus, le label ne se signale pourtant pas tout soudain par une politique artistique brillante et aventureuse, non ! Son programme de parutions, c’est toujours le potage jaunâtre et peu ragoûtant de quelques stars surnageant sur des indigences. Mais c’est avec la position commerciale dominante d’Universal dans le numérique et son carnet de chèques bien garni que le label jaune entend se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Attention, danger.
Tous les amateurs de disques classiques un peu informés le savent : Deutsche Grammophon est un label qui fut un “grand” label de disques de musique classique il y a longtemps et jusqu’à à la fin des années 80, à peu près jusqu’à la mort d’Herbert von Karajan, l’une de ses plus puissantes locomotives.
Entre 1950 et 1990, dans un contexte où le disque classique florissait, engrangeait des avancées techniques majeures qui lui étaient particulièrement favorables autant en termes de qualité de son que de facilité d’usage (microsillon, puis stéréo), la vie était belle et souriait à Deutsche Grammophon comme à d’autres “grands” éditeurs de l’époque. Il faut admettre que le plateau d’artistes DG était fabuleux, que ce soit dans les années 50, 60, 70 ou 80. Ils sont trop nombreux pour les citer tous mais disons qu’en laissant même de côté le phénomène Karajan, des musiciens tels que Pierre Fournier, Rafael Kubelik, Carlos Kleiber, Wilhelm Kempff, Arturo Benedetti Michelangeli tracent une ligne de crête faite de talents stratosphériques, de constance dans la démarche, de sérieux dans l’engagement. Ce sont des notions qui ne sont pour ainsi dire plus de ce monde. C’était de l’édition discographique véritable. J’ajoute, au risque d’être vachard (ce qui n’est pas mon style) que pour traiter avec des artistes de ce calibre, il faut un tact et des ressources qui ne doivent pas se trouver en surnombre chez les community- managers diplômés d’écoles de commerce qui forment l’élite Universal.
Deutsche Grammophon comme les autres labels de Majors avait relativement raté l’arrivée du CD — pas totalement : on m’objectera quantité de beaux disques, et importants, de cette époque. Mais beaucoup d’argent fut dépensé à l’arrivée du CD pour des projets clinquants autour d’une erreur un peu stratégique selon laquelle il fallait absolument refaire en numérique ce qu’on avait si bien fait pour le 33 tours. Le CD n’était pas encore là que les 33 tours arboraient fièrement le logo DDD (Digital Digital Digital) qui signifait que l’analogique n’y avait plus sa place, signe de pureté sonore fallacieuse, comportant maints problèmes à l’oreille en première génération — mais l’industrie tenait là une promesse qui allait la nourrir, et comment !
Depuis longtemps les amateurs commencaient pourtant à avoir la tête ailleurs que dans les sempiternelles nouvelles versions des sempiternelles même œuvres luxueusement enregistrées, mais décevantes. Ils avaient envie d’autres horizons, qui leur furent apportés principalement par les labels indépendants quand bien même les Majors avaient dans leurs escarcelles Archiv Produktion (chez DG), ou Seon chez RCA par exemple, qui étaient dédiés à la musique ancienne “nouvelle façon”. Mais ces collections n’étaient pas intégrées, à tort, à une politique principale restée frileuse et conventionnelle. Rien de neuf.
Avant même l’avènement du CD, donc avant 1980,
les facilités de production du numérique (miniaturisation du matériel, facilité de montage)
le renouveau qu’il créait dans le marché
et surtout la calcification de la politique artistique des Majors avec la réunion de DG, Decca, Philips et des sous-labels qui en dépendaient
préparèrent le terrain à l’éclosion d’un bouquet extraordinaire de labels indépendants qui allait révolutionner le marché pour 40 ans et réaliser un travail artistique formidable sur des répertoires (musique ancienne, musique dite baroque et nouvelles pratiques instrumentales) dont la direction des labels de Majors n’avaient pas vu venir ni le potentiel, ni l’arrivée d’une nouvelle génération de mélomanes, ni la lassitude même de leur clientèle bourgeoise face à leurs redites incessantes.
Ce fut un moment où des labels indépendants se créaient pratiquement chaque semaine. Ils partaient à l’exploration de répertoires inédits et passionnants, quand les fameuses « grandes marques » qui ne l’étaient déjà plus que par la violence de leur pouvoir commercial dans les magasins, en étaient toujours à se demander pour le premier disque de tel nouvel poulet de l’année (qu’on laisserait choir deux ou trois ans plus tard) s’il valait mieux un récital Chopin, le Rach’2 ou le 1er de Tchaikovski…
Cette manière de faire n’a d’ailleurs jamais cessé, et la tradition en est bien vivante.
Quand naquirent Hyperion, Chandos et Bis et dans la foulée bien d’autres plus modestes et enfin Marco Polo ou Naxos, ce fut une porte grande ouverte sur le large de nouveaux répertoires qui fut ouverte. À la redite on préférait enfin la culture de la découverte. Des répertoires vus comme totalement exotiques par les seigneurs de chez DG furent enregistrés : du Raff ? Du Rott ? Du Florence Price ? Même du Szymanowski ? Chez DG ? À l’époque ? Fallait pas rêver, même si il y eut pas mal d’exceptions. Notez que la plupart des audaces de la marque aujourd’hui viennent piocher dans ce qu’on fait les indeps’ au début des années 90. Mais sans conviction et sans souvent prendre le risque de la production.
Pourtant, l’audace des répertoires avait été anticipée par des labels vétérans même avant, dès les années 50. Erato dès sa création, jusque et même après son acquisition par Daniel Toscan du Plantier quoiqu’on en dise, a enregistré des répertoires audacieux pour l’époque.
Le superbe cavalier seul harmonia mundi sous Bernard Coutaz ne fut pas moins créatif, même si son triomphe fut surtout d’accompagner et encourager le mouvement dit baroque.
La génération suivante, celle des années 90, ne devait pas être moins créative : Astrée devenu Arcana, Opus 111, Naïve, Collins Classics, Timpani, tant de labels de musique ancienne (Tactus, Symphonia, Glossa). Pardon si j’en oublie, et d’importants.
Des “labels d’artistes” virent le jour au mitan des années 90 quand tant de solistes et d’ensembles furent lassés de la faiblesse grandissante de leurs maisons de disques. On se dit aujourd’hui que Jordi Savall fut vraiment au-dessus du lot quand il a créé Alia Vox qui fête des jours-ci ses 25 ans. Lire l’article que je lui consacre par ailleurs.
Ces artistes, justement, ne voulaient plus de DG et des Majors, et plus généralement de labels travaillant de moins en moins bien et de leurs personnels impotents. Ils ne voulaient plus se battre pour pouvoir mener une politique discographique cohérente alors qu’ils devaient apporter de plus en plus de subsides. Les temps au surcroît avaient changé : les Majors, dont DG, qui jadis payaient au prix fort les orchestres internationaux qu’ils engageaient ne voulaient plus payer : ce n’était plus rentable. C’est aussi à cette période que l’enregistrement d’opéras en studio céda le pas.
Les orchestres épousèrent le mouvement d’auto production et d’autofinancement qui s’était développé des la fin des années 90 : ils se firent plus rares dans les parutions de DG et autres majors. Certains prirent des initiatives qu’on imagine coûteuses, tels le London Symphony ou le Berliner Philharmoniker qui créèrent leurs propres labels, qui existent encore aujourd’hui, et dans le cas du Berliner, une saison de concerts en video par abonnement. La plupart de ces labels et donc de ces artistes ont tendance aujourd’hui à revenir, cette fois en licence ou en distribution, chez les Majors (Warner pour le Concertgebow d’Amsterdam, le San Francisco Symphony ou le Münchner Philarmoniker…).
Face à une sorte d’impossibilité à se distribuer de manière autonome désormais, de plus en plus d’artistes reviennent vers les Majors, donnent leurs bandes toutes produites pour exploitation à la marque jaune. DG pose son etiquette sur les audacieuses productions de Katia et Marielle et Labeque et de leur label KML - mais ce ne sont pas des productions DG. De même ne vous y trompez pas : Renaud Capuçon n’est pas “chez” DG … C’est DG qui est chez lui ! Et c’est Capuçon qui devrait payer une redevance à DG pour l’usage d’une marque qui gagna son prestige à produire les disques de Wolfgang Schneiderhan ou de Christian Ferras !
Dans les années 90, même les magazines musicaux étrangers et français finirent par s’apercevoir que les “grands” labels ne l’étaient plus vraiment : ils furent alertés par les recettes publicitaires décroissantes, et se mirent à chanter les mérites de l’indépendance discographique créative. À ce moment, nous, mélomanes et artisans du disque avons peut-être pensé avoir gagné la partie : une industrie du disque classique pépère et qui s’en sortait financièrement semblait sur les rails pour le futur ! Et elle n’était plus même présentée par le magazine anglais Gramophone comme si elle sentait le pâté !
Personnellement j’ai toujours pensé que les Majors reviendraient en force avec le numérique, sous la forme modifiée de tuyaux de diffusion, sauf à parvenir à créer une distribution numérique indépendante solide, ce que Naxos, on peut le dire aujourd’hui a hélas échoué à constituer. Elles sont en effet revenues.
Cruelle désillusion : à la place du bonheur infini nous aurons eu la baisse puis l’effondrement des ventes du CD et des distributeurs spécialisés partout dans le monde ; l’arrivée du téléchargement, rentable, qui aurait pu valablement faire la jonction mais qui fut negligé au profit du tout-streaming, qui rapporte des clopinettes.
Pour les amateurs, hors les fonds de catalogue toujours aussi prestigieux, la production de DG est devenue depuis longtemps un “mix-bag” d’opportunités d’où surnagent quelques rares signatures internationales auxquelles on reste fidèle pour le prestige, avec en « topping » des tentatives de “crossover” sans lendemain la plupart du temps.
Les antennes nationales font de temps en temps joujou avec le logo de la marque dans un contexte où il faut faire flèche de tout bois. Souvent, ces dernières années, elles ont prostitué le label en apposant son nom sur des disques de troisièmes couteaux locaux qui apportaient leurs propres moyens financiers de promotion et de production. C’est ainsi qu’on a eu, pour le pire, des disques DG de Nemanja Radulović, de Simon Graichy ou de Camille Thomas et quelques autres. Pour le moins mauvais, des chefs à l’intérêt douteux mais poussés par la mafia internationale du podium classique, et quelques bandes intéressantes dont on trouve depuis 40 ans des équivalents chez les indépendants. Telles symphonies de Nielsen par un orchestre de radio au demeurant excellent aboutissent tout soudain et par hasard chez DG parce que BIS ou un autre label en avait déjà trois versions récentes équivalentes à son catalogue et n’en aura pas voulu.
Cette volonté de faire croire que DG est un label classique toujours vivant se traduit dans des initiatives qui chaque fois font plouf mais sont servilement reprises par la presse.
Rappelez-vous des allers et retours risibles du “Club DG”, intermittent depuis 20 ans au moins, de ses cadeaux : stylos en plastique et blocs-notes aux couleurs du label. Et des newsletters DG auxquelles on s’inscrit encore, pour ensuite recevoir des nouvelles, non pas de Rafael Kubelik mais de Serge Gainsbourg, Johnny ou telle chanteuse aphone !
Au chapitre des errements on mentionnera également les titres-clichés du genre « The XXX album”, ce concept génialissime déclinable à l’infini en remplaçant XXX par le nom d’une ville, d’un pays ou d’un compositeur. Ou ces titres d’albums à la noix interchangeables et soit-disant inspirationnels. Ou les mises en scène photographiques pathétiques (concertos de Rachmaninov par Trifonov) dont les auteurs font sans doute illusion chez ces lourdaux bien payés du siège social à Berlin. Tout cela témoigne chez DG d’une certaine difficulté à se projeter dans la mondialisation du marketing, mais qu’importe : ils ont la puissance de feu de leur maison mère, qui fait passer des vessies pour des lanternes et leurs échecs pour des succès.
La « prestigieuse » marque jaune comme disent communément les journalistes en se roulant bien fort dans le cliché est donc devenue à la fois un garage, et un tuyau d’arrosage.
Un garage parce que DG ne produit plus grand chose.
Un tuyau, parce que la marque, qui prétend se positionner comme le plus prestigieux au monde ne l’est pas , et ne s’impose que par la pression commerciale, pression dont les méthodes n’ont pas tant changé entre l’époque où Universal inondaient par force les acheteurs des magasins , et aujourd’hui, où le temps d’oreille disponible des abonnés au streaming est si concentré.
Une logique d’élimination des concurrents est a l’œuvre. La créativité n’étant plus en interne, DG et Universal rachètent des labels qui deviendront des fonds de catalogue, de la rente qui fait masse en termes de revenus.
Rappelons aussi que les fonds de catalogue détenus par DG sont piètreusement documentés, qu’ils sont déversés par milliers sans une notice, sans un détail, sans livrets sur les plateformes de streaming. Comme des poissons morts. Ils n’ont plus même le respect de leurs morts, chez DG !
Pour ce qui est des nouveautés, l’étiquette jaune n’est qu’un sticker promotionnel qui vise à faire accroire que tel disque paru sous sa marque bénéficie d’un label de garantie ; qu’il est mieux né, plus important que tel autre paru sous une étiquette qui n’est pas de sa chapelle, plus roturière, soit disant.
Cette fiction est désormais travaillée chaque jour en entretenant le meilleur cousinage possible avec les plateformes de streaming qui rapportent si peu qu’il est impératif d’être dans leurs 5 meilleures « non-ventes ». D’où la volonté soudaine de DG et Universal Classics de grossir pour rattraper des parts de marché classiques en numérique, après avoir negligé le sujet.
Il est vrai que depuis plusieurs années Warner Classics déroulait de son côté une offensive spectaculaire qui, sans être exempte de bien des stupidités et fautes de goût, du moins présentait beaucoup mieux sur la nouveauté que DG. Qui se vengera plus que jamais avec la rente des fonds de catalogue qu’il rachète (Hyperion) ou place dans son orbite (harmonia mundi).
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ᴡᴡᴡ.ᴄᴏᴜᴀᴄs.ɪɴғᴏ
ᴇsᴛ ᴘʀᴏᴘᴜʟsé ᴘᴀʀ ʟᴀ ᴘʟᴀᴛᴇғᴏʀᴍᴇ sᴜʙsᴛᴀᴄᴋ.ᴄᴏᴍ, ᴄʀéée ᴘᴏᴜʀ ғᴀᴠᴏʀɪsᴇʀ ʟ’ᴇxᴘʀᴇssɪᴏɴ ᴅ’ᴜɴ ᴊᴏᴜʀɴᴀʟɪsᴍᴇ ᴅ’ᴇxᴘᴇʀᴛɪsᴇ ғɪɴᴀɴᴄé ᴘᴀʀ sᴇs ʟᴇᴄᴛᴇᴜʀs.
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COUACS.INFO #72 - De quel mensonge Deutsche Grammophon est-il désormais le nom ?
Bel exercice de musicologie vivante !
Passionnant mon cher Yves , un voix singulière qui nous éclaire.