Dans la discothèque de Couacs.info #91
Mardi 16 février 2025 - Samson Tsoy - Nobuyuki Tsujii - Sonates françaises - Cécile Chaminade - Lise de la Salle - Shura Cherkassky - L'audace de Jane Evrard etc.
Voici donc le supplément discographie à Couacs.info #91. Pardon pour le délai !
“Au plus profond du cœur” : ce pourrait être la traduction du titre “ Inmost Heart ” donné à son premier disque solo chez Linn Records par le pianiste d’origine kazakh Samson Tsoy, que vous aviez peut-être déjà découvert dans le merveilleux disque Schubert / Desyatnikov à quatre mains récemment paru chez harmonia mundi, où il figure en duo avec son partenaire à la ville comme au clavier, Pavel Kolesnikov. Le nouveau disque de Samson Tsoy chez Linn Records est consacré à Brahms, avec comme morceau de choix les Variations Haendel, des transcriptions de Brahms par Busoni et Reger, et la transcriptions de la chaconne de la deuxième Partita de Bach par Brahms pour la main gauche. Un programme diablement bien conçu par un pianiste d’une délicatesse, d’une intelligence rares, que j’aime énormément. La beauté de la prise de son de Philip Hobbs, le sorcier de chez Linn Records ajoute à la réussite de ce disque.

Un disque de musique classique c’était jadis, dans les temps ringards, des œuvres du répertoire, traduites par des interprètes. En fonction de la notoriété des œuvres ou de l’interprète, ou de sa plastique, on pouvait tirer, pour illustrer la pochette, du côté de l’œuvre ou du côté l’interprète avec des variantes allant d’un brave Watteau à une pose sexy. Mais ça, c’était avant. Chez Naïve, la laideur des pochettes, l’insignifiant au sens propre est devenu depuis quelques années un style à part entière, dégénéré entre autres de la nouveauté introduite (aux temps lointains de la création du label, et d’une direction artistique qui fut talentueuse) de la fameuse série provocatrice des opéras de Vivaldi illustrée de mannequins anorexiques. L’un des responsables de Naïve a entretemps rejoint et développé Alpha Classics, et a créé un segment nouveau d’albums classiques flanqués de titres interchangeables à la con, qui a lancé la mode. Un autre collaborateur de Naïve est resté en place et a hérité du pilotage du label, désormais propriété de Believe. Il suit, toujours pas loin derrière, en plus mal réalisé, ce que fait Alpha, travestissant le contenu de ses albums sous des dénominations obscures, des photos laides, mal retouchées, et des lettrages qu’on croirait sortis de chez Letraset dans les années 70. Voir ci-dessus par exemple le dernier disque, plaisant pourtant, de la pauvre Sonya Yoncheva, qui veut rendre hommage à George Sand. Qui peut être tenté d’écouter ce qui se cache derrière une telle illustration ?
Pour écouter le nouvel album de Lise de la Salle, les progrès du marketing classique nous incitent une fois de plus à faire l’effort de surmonter l’une de ces créations graphiques et vides auxquelles Naïve semble absolument tenir.
La musique classique n’est pas assez intimidante, il faut en rajouter dans le n’importe quoi : c’est ainsi qu’on lui trouvera un nouveau public ! Sous le titre “Phantasmagoria”, nous avons donc un album Liszt de la Salle. Voilà un titre qui aurait été original, sacré bon sang de tuyau de poële ! Je suis moins séduit pas ses Réminiscences de Don Juan, auxquelles manque sans doute le frisson que la pianiste saurait faire passer en concert ; mais sa Sonate en si mineur est vraiment notable dans la discographie récente, en mode grand poème symphonique pour piano. J’ai adoré ce beau tableau et vous le recommande.
Il y a quelques temps, Deutsche Gramophone a annoncé la signature exclusive du pianiste japonais Nobuyuki Tsujii , 36 ans, aveugle de naissance, véritable star au Japon. Si j’en étais capable, j’aimerais approcher avec des mots aussi peu fatigués que possible l'émotion, l'étreinte que vous éprouverez quand vous aurez l’occasion d’aller l'écouter, en concerto ou en récital. Nous nous trouvons face au cas rarissime d’un musicien qui se présente dégagé de toute carapace, de tout formalisme, la sensibilité à nue, les écorchures visibles. À qui le découvre par le disque, je recommande son Deuxième concerto de Chopin avec Ashkenazy à la baguette, ou son Premier concerto de Tchaikovski . À titre personnel je suis moins convaincu par sa Hammerklavier, pourtant publiée en deux versions successives, la dernière étant son premier disque enregistré réellement pour DG Car les autres albums que DG vient de verser sur les plateformes de streaming sont les reprises d'enregistrements originellement parus chez Avex Classics : Ils sont proposés par DG sans date exacte d’enregistrement ni de publication, et bien sûr sans le moindre livret. Normal : chez Universal ils n’ont pas assez les sous, miskines ! :)
Cette saison, je ne vois Tsujii programmé dans aucune saison de nos grandes institutions subventionnées. En revanche il sera à Carnegie Hall, à Londres, en Espagne, en Israël etc. Et en Roumanie les 26 et 27 juin à la Philharmonie George Enesco dans le concerto en sol, sous la direction de Jean-Claude Casadesus.

La violoncelliste russe Marina Tarasova est excellente, sa discographie impressionnante, et sa curiosité en termes de répertoires tout-à-fait admirable. Pour Brilliant Classics elle en est à son troisième disque de sonates françaises rares pour violoncelle et piano : cette fois nous avons rendez-vous avec Louise Farrenc et Charles-Valentin Alkan ! On espère bien qu’elle va continuer la série ! Profitez-en pour jeter une oreille sur ses autres albums !
L’inimitable Shura Cherkassky nous donne de ses nouvelles de là où il est, c’est-à-dire, pour sûr, au paradis. Un copieux coffret numérique d’enregistrements publics nous est proposé par le label américain First Hand. On n’est vraiment pas dans le même genre que Nobuyuki Tsujii que j’évoquais plus haut, et cet ensemble d’enregistrements est inégal, tant par la forme physique ou la qualité de concentration du pianiste, que par la qualité des enregistrements. MAIS ! Il se passe toujours quelque chose avec Cherkassky : étincelles, humour, balancements surprenants, phrasés voluptueux… il est comme un vieil ami délicieux et blagueur qu’on retrouve avec bonheur. Plongez là-dedans ! Et n’oubliez pas pour autant le récent coffret APR de l’intégrale de ses 78 tours, épatant, et toujours expertement documenté et avec livret.
Ce n’est pas une nouveauté mais un rattrapage : ce disque paru sous le label de l’Orchestre National d’Auvergne m’avait échappé. Il rend hommage, sous la direction de son chef Roberto Forès Veses, à une personnalité admirable du classique au féminin, la cheffe d’orchestre Jane Evrard (violoniste de formation), qui fut la première épouse du chef d’orchestre Gaston Poulet. En 1930, Emile Vuillemoz, qui n’était finalement peut-être pas aussi bête ou réac que cela, l’encourage lorsque elle décide de fonder, audacieusement, le premier orchestre français entièrement féminin. Et au delà, parce qu’elle est une musicienne intelligente et engagée, Jane Evrard va créer avec son ensemble au fil des années une quantité assez impressionnante d’œuvres de ses contemporains compositeurs, parmi lesquelles la Sinfonietta de Roussel et la Troisième symphonie de Jean Rivier, ce compositeur injustement négligé dans les programmations par les orchestres français et à Radio France en particulier. Les deux œuvres figurent dans le disque. De nombreux autres compositeurs ont écrit des œuvres dont Jane Evrard a donné les premières auditions : Honegger, Georges Migot, Rodrigo, Maurice Jaubert, Yvonne Desportes, Daniel Lesur, Ravel, Florent Schmitt ou la suissesse Marguerite Roesgen-Champion…
Je profite de l’occasion pour attirer vitre attention sur La Cité des compositrices, une initiative qui réunit désormais, toujours sous la direction de Heloïse Luzzati le très passionnant label discographique “La Boîte à pépites”, des activités d’études sur les compositrices et le festival “Un Temps pour Elles”.
Puisque nous sommes dans les dames qui composent ou ont composé de la musique, le label APR, toujours lui, l’archéologue du piano, a publié cette semaine un album consacré à Cécile Chaminade (1857-1944) , par elle-même et par quelques uns et unes de ses contemporain.e.s. Au début du XXe siècle, Chaminade enchaînait les tournées mondiales en tant que pianiste, interprétant essentiellement sa propre musique. Pour se rendre compte de la notoriété de Chaminade, il faut savoir que plus de 80 disques de sa musique pour piano ont été publiés à cette époque ! On retrouve dans cet album APR tous ses enregistrements de 1901, parmi les plus anciens d’une pianiste de musique classique, et diverses interprétation signées de Lilian Bryant, Una Bourne, William Murdoch, Rudolph Ganz, Gertrude Meller, Marie Novello, Max Darewski, Maurice Cole, Hans Barth, Mark Hambourg, Shura Cherkassky…
Au début des années 80, la pianiste Danielle Laval a consacré à Cécile Chaminade un album chez La Voix de son Maître. L’ambiance en faveur des compositrices était bien différente en ce temps-là, et cela constituait une initiative à la fois courageuse et très réussie. Un coup de chapeau à elle. On se demande bien pourquoi ce disque n’est pas réédité en numérique, pas même disponible sur Youtube. La discographie consacrée à Cécile Chaminade a beaucoup progressé au cours des dernières années. Consultez-là ici .
Une dernière “vieillerie” cette semaine : le label Parnassus, qui a déjà consacré deux albums au génial violoniste Michael Rabin nous offre son seul enregistrement, à ce jour inédit, enregistré en concert, du Concerto pour violon de Beethoven, couplé avec le concerto de l’américain Paul Creston dont il avait assuré la création. À défaut d’un vrai disque… un document.