Classica, Pianiste, Avant-Scène Opéra : les rédactions licenciées
Vendredi 7 février 2024 - Que faut-il comprendre au licenciement des employés et pigistes des trois publications récemment rachetées par Albin Michel ?
Que faut-il comprendre au licenciement des employés et pigistes des trois publications récemment rachetées par Albin Michel ?
MISE À JOUR : 10 FÉVRIER 3025
Il nous restait quatre titres spécialisés sur la musique classique en France. Il n’en reste plus qu’un, la Lettre du Musicien étant davantage un titre de presse professionnelle. L’ensemble des équipes des magazines Classica, Pianiste et Avant-Scène se sont vues signifier leur licenciement économique, qui vient juste de leur être annoncé par leur récent propriétaire Albin Michel. On se doutait que les chiffres du lectorat ne devaient pas être brillants, sous les effets combinés :
d’un marché où les maisons de disques n’ont plus d’argent pour soutenir une presse musicale dont j’ai toujours pensé qu’en dépit des reproches qu’on peut lui faire, est un bien collectif et précieux,
des acteurs de la musique dite “vivante”, dont on sait à présent que leurs moyens non plus ne seront pas épargnés, et qui eux aussi voient leurs budgets de publicité se restreindre, au profit de gesticulations sur les réseaux sociaux imitées de la pop, et dont l’efficacité est loin d’être avérée
d’une direction de la politique éditoriale certes pas déshonorante mais qui manquait chez Classica de vision, de savoir faire, à un point ahurissant en particulier depuis la nomination à la rédaction en chef de Philippe Venturini. Il n’est pas jusqu’à la maquette qui n’ait été détruite, l’illustration qui y soit devenue lamentable, les chroniques, qui cachaient savamment les noms de leurs auteurs…
Encore faut-il épargner de ces critiques Pianiste et l’Avant-Scène Opéra, qui étaient bien mieux conduits et réalisés que Classica. Et l’Avant-Scène Opéra possède un actif extraordinaire, qu’il serait bien pénible de voir jeté avec l'eau du bain.
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À ce stade, on ne sait pas bien ce qui va se passer. L’éditeur actuel fait-il le ménage à ses frais avant de vendre la marque et les actifs ? Possible… et il n’est pas dit qu’il n’y aura pas une suite à l’histoire.
Je lis la presse musicale française et internationale depuis octobre 1970, date à laquelle j’ai abandonné Pif Gadget. Il y a eu à la fin des années 70 et au début des années 80 des périodes extrêmement fastes et créatives dans la presse classique en France, où nous disposions de nombreux titres plus ou moins robustes et même d’incessants lancements. Mais, au fur et à mesure des années la presse musicale se réduisait constamment par effet cannibale. Le classique va mal, sa presse va très mal. Logique. L’extrémité à laquelle nous sommes conduits n’a pourtant pas de précédent : un seul magazine survit, Diapason, et on prie pour que son éditeur continue d’y croire. Il faut noter que la presse “pop” ou “rock” traîne aussi sa peau, en dépit d’un public bien plus nombreux.
C’est aux professionnels du classique de prendre leur responsabilité vis-à-vis d’une presse qui n'est pas à proprement parler une presse “professionnelle”, c’est-à-dire pas réservée aux pros, mais qui représente un vecteur important pour donner de la visibilité aux productions classiques de toutes natures. Ce soutien financier, par publicité, il aurait fallu aussi l’inclure dans les business-plan : on a vraiment l’impression que les seuls qui gagnent leur vie désormais dans le domaine du disque classique sont les ingénieurs du son et les mauvais graphistes.
La presse musicale classique, (à l’exception de quelques signatures talentueuses et avisées, isolées) a toujours considéré que deux ou trois personnes supposées importantes dans le métier étaient des pythies qui donneraient les clés du futur, et auxquelles on donnait la parole sans cesse, pour se féliciter de leurs succès supposés. On le voit encore dans un récent article, bien fait par ailleurs, de la Lettre du Musicien.
La presse musicale a subi, comme le métier du disque classique le choc du numérique. Ses responsables comme les responsables de toutes sortes de la plupart des éditeurs ont prié trop longtemps pour que l’orage passe et que le beau temps revienne par miracle, sans défendre des réformes adaptées. Or, le beau temps n’est pas revenu. Depuis 20 ans maintenant.
Voyez comment Diapason ou Classica sont faibles sur le numérique et Internet en tant que médias : sites minimalistes et sans interaction avec le papier…
Voyez comment, d’un point de vue rédactionnel, les disques qui ne paraissent pas en CD n’y sont jamais critiqués alors que la passion du mélomane classique est plus que jamais déplacée sur Internet. Rappelez-vous des éditoriaux de Venturini, et d’autres que je ne citerai pas, paix à leur âme, ressassant un scepticisme conservateur et mal informé à l’égard du passage au téléchargement, puis au streaming ; rappelez-vous l’absence de travail d’enquête sur les clés du problème ; constatez à quel point la presse musicale depuis 20 ans a si peu été à la fois animatrice du métier qui la faisait vivre et porte-parole de celui-ci.
Tout changeait, dans la manière d’écouter, de faire et parfois de faire savoir — et on continuait à mensualiser des morceaux d’encyclopédie de la musique, intemporels, agrémentés d’éditoriaux et d’interviews d’artistes accordés aux éditeurs les plus puissants ou aux artistes les plus intrigants. Il faut même s’interroger sur les effets néfastes du conservatisme de la presse musicale à l’égard de son audience : une partie s’en est allée, déçue de ne pas y trouver d’évolution, l’autre, le noyau dur, qui aurait pu passer plus tôt au numérique, n’a pas encore d’abonnement de streaming alors qu’en revanche, il numérise depuis longtemps les CD qu’il achète encore, en trouvant que ça sonne mieux !
Sans doute, si les éditeurs, les propriétaires des magazines avaient un peu investi avec perspicacité sur Internet, les apps et le numérique nous n’en serions pas là. Mais il aurait fallu aussi aider les rédactions spécialisées, discuter de stratégie avec elles et les aider à les réaliser. C’était peut-être demander trop d’efforts aux propriétaires pour des médias “de niche”, quand tant de titres bien plus mainstream dont ils étaient aussi responsables ont eu les mêmes problèmes, ont changé de propriétaire ou sont morts.
On sait tout aujourd’hui sur le tournant qui s’est produit dans les modes d’écoute, l’accès à l’information, comment se parlent et se forment les communautés — et il n’y a pas de communauté plus cohérente que celle des amateurs de musique classique. Les médias qui survivent à l’étranger, au premier rang desquels Gramophone, ne sont pas spectaculaires, et souvent même moins honnêtes que les magazines français sur le fond, mais ils se sont modernisés, mieux que les magazines français alors que l’activité phonographique française, la production en France est encore vivace, les artistes français de musique classique nombreux, et de grande qualité, et encore pour quelques temps soutenus par des subventions.
Sur la partie “critiques”, les magazines musicaux français ont toujours fait leur travail avec honnêteté à quelques scories près. Sur la partie magazine en revanche l'accès est trop souvent réservé aux "produits" du moment pour des raisons d’isolement psychologique des décideurs ! On touche au fond du problème : le lecteur de Diapason ou Classica, discophile plutôt avéré, n'a pas envie de lire encore une fois 12 pages avec la même photo déjà vue de l’inévitable Chamayou. Le redac’chef s'est fait bourrer le mou , il pense que Chamayou est uns star inévitable, et même peut être que ça fera vendre, lui qui n'a jamais rien vendu de sa vie.
Ces journaux se font une idée fausse de leur lectorat, désormais infiniment plus informé entre deux numéros mensuels qu’il y a trente ans ! Ils n'ont jamais révisé leur formule. Ils n’ont jamais créé de ponts avec ce qui se passe sur Internet, et qui est foisonnant. Tout comme la plupart des plateformes de streaming sont tenues en laisse par les Majors et quelques indépendants puissants, ils sont esclaves d’un “métier “ qui n’a pas cherché de solutions propres au répertoire classique et qui les a conduit au fossé.
Le service que les magazines rendent aux labels avec leurs étiquettes et récompenses tant appréciés, est bien mal payé en retour. En collant aux logiques de “l’industrie”, en ne voyant pas que leurs clients devaient être en premier lieu des lecteurs, et donc leur pouvoir et leur liberté, les magazines se sont perdus et les ont perdus. Il eut fallu être davantage indépendant et innovant.
Après 20 ans d’attentisme, il est temps de se mettre à jour. Mon sentiment est que le futur de la presse musicale spécialisée existe pourtant, un peu sur le papier et beaucoup sur Internet. Ce sera un projet enthousiasmant que de l’imaginer, et je ne doute pas que cela finira par advenir.
Philippe Venturini sur France Musique :
Dans la série de ses fameuses interviews complices, qui donnent dès que possible la parole à la grande famille gnan-gnan de France Musique, Jean-Baptiste Urbain revevait ce matin à 7:40 à Philippe Venturini, rédacteur en chef de Classica dont la fin est annoncée. On peut écouter en podcast ce moment de grande radio douloureuse :
On en retire deux informations :
1) En fait, le dernier numéro de Classica ne sera pas le dernier paru, avec en couverture Ravel / Chamayou ; mais le prochain, pour lequel Venturini avait choisi en “une”... Boulez, information qu’il dévoile “en exclusivité” aux auditeurs ! On comprend mieux finalement que la direction financière du nouveau propriétaire, pas responsable de la situation de ce magazine ait été plongée dans un profond désespoir...
On appréciera aussi la remarquable originalité dans le choix de cette dernière couverture, qui montre bien à quel point les les thématiques rebattues que les gens comme Venturini se croient obligés de suivre sont éloignées de la réalité des lecteurs. Personne n'écoute les oeuvres de Boulez, tout le monde ou presque déteste sa musique, mais la Doxa l'a érigé en inévitable totem cette saison. Boulez, c’est la purge du classique. Dont acte.
2) A l'évidence Venturini ne comprend pas ce qui ne va pas dans la presse musicale : pendant dix minutes il s'interroge ce matin, avec une bouleversante naïveté. Il tient pourtant la rubrique économie aux Echos ! Il constate qu'il ne sait pas ce que veulent ses lecteurs, ce qu'ils sont devenus... Avec un type dépositaire d’une telle Vista, la presse classique ne se donnait pas toutes les chances.
Mais il est vrai qu’il n’est pas le responsable principal de cette affaire : juste le collaborateur pas fute-fute d'une longue débâcle dans un métier extrêmement difficile.