" Chantez tout ! "
Un entretien avec Jean-Claude Casadesus, en ce jour du 7 décembre 2025, à l'occasion de son quatre-vingt dixième anniversaire...
Comment ne pas aimer et admirer Jean-Claude Casadesus ? S’il a été célébré à juste titre pour sa création extraordinaire, l’Orchestre National de Lille, il a aussi été selon moi très négligé par la suite par les grands orchestres français, et c’est peu dire : ils auraient dû l’inviter bien plus souvent pour profiter d’une esthétique qui se perd peu à peu.
À 90 ans, l’homme témoigne d’une énergie et d’une passion intactes. Et, osons le dire : il est très beau, non ? De nombreux souvenirs, tant personnels que professionnels me relient à Jean-Claude et j’ai eu grand plaisir à cette conversation.
YR — Jean-Claude, vous allez donner le 25 janvier prochain un concert au Théâtre des Champs-Élysées à la tête de l’Orchestre Colonne, concert qui célèbrera avec un peu de retard votre…
J-CC — C’est affiché partout ! Mon 90e anniversaire !
YR — Mais Couacs.info, ni en avance ni en retard, toujours dans le bon tempo et le ton juste, publie cet entretien le 7 décembre 2025, jour exact de votre anniversaire.
J-CC — Merci, Yves, de m’aider à surmonter ce passage quand même un peu périlleux et difficile dans la vie d’un homme…
YR — Pourquoi l’Orchestre Colonne pour ce concert anniversaire ?
J-CC — Parce que l’Orchestre Colonne a joué un très grand rôle dans ma famille et dans ma vie. Mon grand-père y était altiste avec Pierre Monteux à la baguette et son grand ami Zino Francescati en était violon solo. Par la suite, à la sortie du conservatoire et de mon Prix de percussion, j’y ai passé le concours de timbalier solo, que j’ai réussi. Sous la direction de Pierre Dervaux, j’y ai alors accompli mon office pendant une dizaine d’années. Ce qui m’a donné cette occasion précieuse de jouer et travailler avec d’innombrables chefs, les plus grands, les plus moyens, les plus mauvais. Le poste de timbalier, tout au fond, au milieu, qui domine, est une situation enviable et un peu particulière. S’il « met à côté », il déséquilibre le vaisseau. Et s’il joue bien, surtout dans certaines œuvres qui requièrent précision, sonorité, justesse, il est le bras séculier du chef d’orchestre. On ignore peut-être que les timbaliers doivent avoir une excellente oreille pour être capables d’accorder leur pot pendant que l’orchestre joue, et quelquefois dans un autre ton. C’est un poste que j’ai adoré, parce qu’on est là pour ponctuer beaucoup d’intentions du chef, stabiliser l’orchestre. À ce poste d’observation j’ai pu nourrir ma passion très ancienne pour la direction d’orchestre, fonder une partie essentielle de mon expérience.

YR — On a l’impression aussi que c’est un métier, timbalier, où l’on passe son temps à compter, non ?
J-CC — Parce qu’on passe son temps à ne pas jouer, en vérité ! Mais on doit constamment regarder le chef : s’il fait un faux geste, on peut se retrouver à attaquer à côté. Ce qui m’est arrivé une fois : un chef un peu trop amateur m’a regardé et fait un grand geste ; j’ai donc asséné un grand coup de timbale qui n’a pas été placé à l’endroit où il aurait dû être… C’était dans la Première Symphonie de Brahms…
YR — Est-ce que vous pouvez nous parler de l’Orchestre Colonne à l‘époque ?
J-CC — Chaque chef de pupitre chez Colonne était un musicien, soit de l’Opéra de Paris, soit des orchestres de radio. C’était une association qui permettait à des musiciens professionnels, amoureux de musique, d’être ensemble, de jouer ensemble pour le plaisir. Les gens qui jouaient chez Colonne avaient en général des postes ailleurs, qu’ils délaissaient un peu pour venir partager leur talent. Ils choisissaient ensemble leurs solistes, leurs chefs d’orchestre. Nous étions extraordinairement mal payés, mais gagner de l’argent n’était vraiment pas l’objet ! Je me souviens que nous avons du parfois renflouer les caisses des Concerts Colonne de nos propres deniers, à une époque. Nous répétions trois fois par semaine avec un concert le dimanche. Je garde de cette époque le souvenir d’un esprit d’amateurs, au noble sens du terme puisque tous les musiciens étaient de grands professionnels. On était là pour le public, pour faire de la musique. L’Orchestre Colonne avait, de plus, une histoire très prestigieuse remontant à 1875, avec Édouard Colonne, Gabriel Pierné…
YR — Nous reviendrons ensuite sur votre formation. Mais, puisque vous avez évoqué Pierre Dervaux, pouvez-vous nous parler de cet artiste, figure trop peu célébrée aujourd’hui, qui a eu un rôle essentiel pour la musique en France dans les années 60 à 80 ?
J-CC — C’était un chef formidable, un homme qui avait une autorité absolue ; un musicien magnifique. Il a été le directeur de l’Orchestre Colonne pendant des années et mon professeur de direction d’orchestre.
J’ai eu deux maîtres, en vérité : Dervaux et Boulez. J’ai d’abord remporté mon Prix de direction avec Dervaux (et c’est Charles Munch qui me l’a remis !). J’ai été éduqué musicalement et professionnellement par lui, que j’ai eu la joie de pouvoir inviter, plus tard, quand j’ai fondé l’Orchestre national de Lille, en 1976. Après Dervaux, j’ai été travailler avec Pierre Boulez en Suisse.
YR — Dervaux et Boulez… ce n’est pas, à première vue, le même genre de beautés…
J-CC — Je n’ai jamais été sectaire. J’ai au contraire toujours voulu nourrir un bon éclectisme. Je pars du principe qu’il y a toujours quelque chose à prendre dans les différents styles. Au fond, qu’est-ce que le style ? C’est l’identification. Et l’identification d’une œuvre ou d’une œuvre d’art permet de comprendre beaucoup de choses. Dervaux était en effet un chef d’orchestre « à l’ancienne ». Boulez, quant à lui, se voulait le tenant d’une certaine garde que d’aucuns appelaient l’avant-garde — on se demande quelle garde ! —, mais il était surtout un formidable professionnel.
YR — Et les deux ne s’illustraient pas, non plus, dans le même répertoire…
J-CC — Il valait mieux d’ailleurs que l’un ou l’autre ne s’attaquent pas à certains répertoires, qui ne leur convenaient pas nécessairement. Mais je ne vous en dirai pas plus !
YR — Entendu. Mais alors, quels sont selon vous les répertoires dans lesquels Dervaux excellait ? Quels sont les grands souvenirs que vous avez de sa direction ?
J-CC — Il faut d’abord dire que Dervaux était d’une précision exceptionnelle. Sa baguette indiquait toujours l’endroit où le musicien devait, comme on dit dans notre métier, attaquer — c’est un mot un peu violent ! Dervaux était bien sûr un grand spécialiste de la musique française, qu’il faisait admirablement bien. Il était tourné vers la création contemporaine de l’époque, mais pas la même que Boulez. Dervaux a passé une grande partie de sa vie à servir les compositeurs de son temps. Aussi simple que cela. Je me souviens de la manière dont il a, par exemple, défendu un compositeur comme Henri Tomasi, que j’ai très bien connu. Vous savez quelle flamme a animé les Marseillais d’avoir un tel musicien… Mais il y en avait bien d’autres ! Henri Dutilleux, Olivier Messiaen, des compositeurs tels que Henri Sauguet aussi. Et puis Honegger, qui n’était pas français mais suisse. À propos : savez-vous que Honegger m’a fait sauter sur ses genoux ici, dans la pièce où nous nous trouvons ? Nous avions en commun une passion pour les locomotives. Arthur Honegger a dédié sa sonate pour alto à mon grand-père Henri Casadesus. Mais ce qui m’intéressait, moi, c’était de parler avec Honegger de courses de voitures, et de locomotives. Il a composé, bien entendu, Pacific 231 en hommage à la fameuse locomotive. J’ai eu la joie plus tard d’enregistrer son Roi David.
YR — L’un des jobs du chef d’orchestre, c’est aussi d’accompagner le concerto qui figure souvent au programme. Je me souviens que Dervaux était en concert un accompagnateur extraordinairement sympathique, bienveillant, avec ses solistes. J’ai pu m’en rendre compte en suivant les épreuves d’un concours de piano à la fin des années 70…
J-CC — Parce que on doit aider le soliste, pas le gêner ! Vous avez des chefs d’orchestre qui ne savent pas accompagner, il est vrai. À l’opéra, c’est pareil, c’est même encore plus difficile, parce qu’il faut tenir compte de la respiration des chanteurs, de la distance aussi... J’ai adoré l’opéra, j’ai débuté dans l’opérette puis j’ai dirigé à l’Opéra-Comique puis à l’Opéra de Paris. Accompagner, c’est la complémentarité absolue de notre métier. J’ai adoré accompagner.
YR — Vous avez étudié la direction d’orchestre avec Dervaux à l’École normale puis avec Boulez. Quelle était la différence ?
J-CC — Avec Boulez, il s’agissait à proprement parler de cours d’interprétation. À Bâle. Dervaux nous enseignait avant tout ce que doit être la position d’un jeune musicien qui veut devenir chef d’orchestre, devant un orchestre. Il ne prétendait pas nous apprendre l’interprétation, ce qui est très personnel. Il professait d’ailleurs, et je suis assez d’accord avec lui, que l’interprétation, ça ne s’enseigne pas à la direction d’orchestre. L’interprétation, c’est une philosophie, une capacité à se glisser dans les habits d’un compositeur dont on a mûri la pensée ; essayer de trouver son propre chemin dans la pensée du son, indispensable pour transporter un orchestre et le public. Il s’agit de ne jamais se mettre devant la musique, mais derrière elle ; de la servir et avant tout, ce qui n’est pas toujours le plus facile, de… jouer ce qui est écrit. Ensuite seulement s’exprime le tempérament de chacun, le tempo de chacun. Nous avons tous un tempo qui nous est propre. Le cœur bat plus ou moins vite chez les uns ou les autres… Il faut l’unité organique dans une œuvre. Tout cela nécessite une immense réflexion pour trouver son propre chemin. Mais aussi : il y a des choses qu’il ne faut pas faire ! Et Dervaux était toujours là pour nous l’apprendre. Boulez aussi, et dans des répertoires souvent très complexes.
YR — J’insiste un peu : qu’est-ce que Boulez vous a appris ? Quelle expérience avez-vous tirée de son contact ?
J-CC — À la base, j’étais déjà avant de le rencontrer un bon percussionniste, dans le sens de la précision, du rythme, de la mise en place. Or, la mise en place qu’on peut posséder soi-même quand on joue, il faut apprendre à l’introduire dans les gestes. Boulez avait une gestique magnifique (souplesse, sans baguette…), et il témoignait d’une très grande clarté de transmission. Mais, et c’est un peu délicat à expliquer, il faut aussi pour le chef, de temps en temps, faire en sorte que les musiciens ne soient pas trop sécurisés, pour que la musique se développe, qu’ils ne soient pas dans un carcan. Boulez voulait tenir, il est vrai, toujours tout entre ses mains : il gardait le contrôle… le contrôle absolu. Mais pour un jeune chef d’orchestre qui apprenait la manière de placer ses gestes, c’était précieux. Et surtout nous avons travaillé avec Boulez des œuvres modernes ou très contemporaines : Stravinsky bien sûr, Messiaen, mais aussi Stockhausen, Donatoni, Berio, Evangelisti, Koechlin. Et puis évidemment Le Sacre du printemps, qui est une transition absolue entre la musique dite un peu traditionnelle et classique, et une forme de musique d’avant-garde qu’on retrouve après chez Varèse, et qu’on retrouve naturellement chez Messiaen et chez Boulez.
YR — Vous semblez dire que le répertoire, d’une certaine manière, passait au deuxième plan dans l’enseignement de Dervaux…
J-CC — Le répertoire ne passait pas au deuxième plan, non. Mais il nous indiquait en tout cas quelle attitude adopter pour telle symphonie de Brahms, de Beethoven, ou de Tchaïkovski. Ce qui m’a beaucoup servi ensuite. Par exemple lors de ma première rencontre avec Francis Poulenc. Je jouais la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók au Festival d’Aix-en-Provence avec Pierre Barbizet, Jean-Pierre Drouet. Poulenc était là, qui m’a lancé : « Vous voulez être chef d’orchestre, cher Ami ? Alors : Chantez tout ! » Et en somme je n’ai fait que mettre en pratique ce conseil toute ma vie.
Quand on chante, la tête et le cœur ordonnent au bras de quelle façon il doit suggérer le rythme, le phrasé, les couleurs que l’on est en droit d’attendre de l’orchestre. Le bras, c’est le domestique de la pensée. Je chante, et parfois je grommelle même un peu trop fort, dit-on !
YR — Ce double héritage Dervaux / Boulez ne fait-il pas de vous une confluence entre deux générations, deux esthétiques ?
J-CC — Vous avez raison, oui. Mais je voudrais vraiment faire un petit saut dans le temps, en arrière, pour essayer d’éclaircir ma pensée.
L’une des grandes chances dont j’ai bénéficié, c’est de pouvoir, dans mon métier de percussionniste, aborder absolument tous les styles. J’étais certes le timbalier solo des Concerts Colonne, mais j’ai aussi participé à de très grands moments de la variété et du jazz de l’époque : j’y ai appris beaucoup. J’ai participé par exemple à la première télévision de Johnny Hallyday. J’ai collaboré avec de merveilleux arrangeurs de variétés tels que Raymond Lefèvre, Paul Mauriat. Sans parler de Michel Legrand, avec qui j’ai beaucoup travaillé. J’ai enregistré avec Quincy Jones le premier et le seul disque que Frank Sinatra a réalisé en France, avec Kenny Clarke à la batterie. Tous ces gens m’ont énormément inspiré. Et j’ai même eu la possibilité, un jour, au Blue Note, de faire un bœuf, comme batteur, avec Lester Young. J’étais terrorisé, mort de trac. Son batteur était rond comme une bille ! Lester Young savait que j’étais batteur, et m’a appelé sur l’estrade. Il a donné le tempo : « One, two, away, go away for a while, my friend ! » Et on a commencé à jouer ensemble… J’étais timbalier classique chez Colonne mais j’enregistrais l’après-midi ou le lendemain avec Aznavour, avec Édith Piaf, avec Brassens. J’ai fait presque tous les disques de Brel. J’étais derrière Sheila, pour son tube L’école est finie… Et en même temps, je jouais Le Sacre du printemps et les grandes symphonies du répertoire… Cela a nourri mon identification en ce qui concerne les styles. Le style, c’est très important. On ne joue pas Mozart comme on joue Varèse ; on ne joue pas Debussy comme on joue Wagner. La pensée du son est formidablement importante, et le groove, ce qu’on appelle le groove dans le jazz, qui est au fond le swing, c’est-à-dire d’aller vers, d’avancer… Or, pendant des années, je n’ai pas tout à fait compris ça, parce que j’étais quelquefois, si vous voulez, dans ma direction, j’étais peut-être un peu… j’étais un peu… lent… - voilà ! Alors qu’il faut être... C’est pas qu’il faut être rapide, mais il faut être… organique. Il faut vivre la musique, il faut la transmettre...
La musique c’est la traduction la plus poétique de la vie. Il faut donc mettre du sens dedans, et pour qu’il y ait la vie, il faut que le rythme soit implacable, la pulsation, soit là. Parvenu à mon âge, je pense maintenant pouvoir prétendre au brevet de débutant autorisé à continuer !
Il me faut aussi rappeler combien le jazz a marqué mon développement. J’ai débuté avec le jazz. Dès mes 15 ans j’ai joué dans un orchestre de jazz comme pianiste, puis comme batteur. Mes petits-fils David et Thomas Enhco ont d’ailleurs suivi ce chemin vers le jazz ; ils sont de superbes jazzmen, et Thomas est également reconnu à présent dans le domaine du classique.
YR — Quelle a été la première fois où vous vous êtes trouvé en pleine responsabilité devant un orchestre symphonique ? Quel orchestre était-ce ? Quel était le programme ?
J-CC — Mais c’était l’Orchestre des Concerts Colonne, bien sûr ! Je venais d’obtenir mon Prix de direction. Et Pierre Dervaux m’avait alloué un quart de répétition pour évaluer ce que je pourrais faire avec la Septième Symphonie de Beethoven, toujours restée chère à mon cœur et que je dirige souvent. Et je vous le dis : je la dirige mieux qu’à cette époque-là, à présent !
YR — …Un quart de répétition ?
J-CC — Oui ! Un quart de répétition ! L’orchestre connaissait la symphonie par cœur évidemment… moi, il fallait que je montre ce que, éventuellement, je savais faire comme chef d’orchestre.
Il se trouve que ce jour-là Maurice Lehmann, qui était le directeur du Châtelet où étaient donnés les concerts de l’Orchestre Colonne, et qui était l’ami de mon père, est passé dans la salle au moment même où je faisais mon quart de répétition. Il m’a immédiatement convoqué et m’a dit : « Je ne savais pas que vous étiez chef d’orchestre ! Je cherche justement un chef d’orchestre ! Je vous engage en tant que directeur musical du Châtelet. » Voilà pourquoi, avant d’avoir l’honneur de diriger à un âge plus avancé Jessye Norman ou Arturo Benedetti Michelangeli, j’ai pu accompagner Luis Mariano, Georges Guétary, Jean Richard…
YR — Vous avez donc été un champion de l’opérette !
J-CC — C’est une sacrée école. D’ailleurs Karajan le disait : « Si vous êtes capable de bien diriger une opérette, vous pourrez vous aventurer dans le grand répertoire, parce que vous saurez rattraper des chanteurs à moitié comédiens, des comédiens à moitié chanteurs, qui éventuellement s’égarent… » Quand on joue une opérette très longtemps pendant une série de représentations, il faut maintenir pendant des mois, non pas une routine, mais essayer de faire chaque jour comme au premier jour, mais en mieux. Maintenir les nuances, maintenir le rythme… C’est un exercice absolument fabuleux, que j’ai accompli pendant quatre ans. Et je m’obligeais à penser que j’étais à la Philharmonie de Berlin, ou la Philharmonie de Saint-Pétersbourg, pour essayer de ne pas tomber dans une routine détestable.
YR — On entend souvent de nos jours, ad nauseam, qu’il faut « désacraliser » la musique classique, en « briser les codes » pour reprendre une tarte à la crème un peu pénible. On entend aussi tous ces témoignages d’artistes qu’adorent les médias, qui font carrière dans la pop et expliquent qu’ils ont commencé par le classique, mais qu’ils se sont vraiment « éclatés » le jour où ils sont sortis du classique. Vous, vous auriez pu aussi vous « éclater » dans la variété pour toujours. Mais finalement vous êtes resté dans le chemin du classique….
J-CC — Oui… On dit beaucoup de choses… J’avais un maître, un vieux chef d’orchestre, qui m’avait dit : « Le moins on parle, le mieux ça vaut, il faut simplement agir. » On a besoin quelquefois de masquer ses carences par un excès de verbiage.
Quant à moi, j’ai commencé par le jazz et je suis allé vers le classique. Il faut dire que j’ai eu la chance, d’abord, d’avoir des parents qui m’ont donné l’amour des lettres. J’étais sans cesse à la Comédie-Française, où je voyais ma mère jouer ; j’ai vu mon père jouer au Trocadéro… Ils m’ont donné l’amour de la rigueur, l’amour de la poésie, de la musique des mots. Et grâce à mon arrière-grand-père Luis Casadesus, grâce à Robert Casadesus, immense pianiste, cousin de ma mère et aux concerts desquels j’allais régulièrement, j’ai découvert la poésie des notes.
Il y a une chose qui compte, quand on est un interprète, c’est d’essayer de ne pas trahir les gens qu’on a pour mission d’interpréter. Ce qui demande énormément de réflexion, une pensée souvent un peu philosophique, pour savoir par où on passe, d’où on part, où est-ce qu’on veut aller, ce que ce compositeur merveilleux a apporté à la culture.
Il faut donc avant tout beaucoup de modestie, et énormément de travail.
Picasso, à qui on demandait : « Comment avez-vous fait pour faire tout ça ? » répondait : « C’est dou travail, dou travail, et encore dou travail… » Il allait voir toutes les expositions de peinture possibles, même les plus mauvaises. Il disait : « En tout cas j’y apprends là ce qu’il ne faut pas faire. » Quant à moi, jeune, j’allais beaucoup aux répétitions, au concert. C’est fou ce qu’on peut apprendre en regardant les autres. On y apprend ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Mais sans une propre pensée du son, on ne peut pas prétendre être un grand interprète.
YR — Depuis que vous avez quitté la direction permanente de l’Orchestre national de Lille, auquel vous revenez régulièrement et chaque année, vous avez sans doute davantage de liberté pour mener votre carrière de chef invité. Est-ce que cette confrontation avec plus d’orchestres a changé quelque chose récemment dans votre manière de faire ?
J-CC — Mais j’ai toujours dirigé en chef invité pendant mes années lilloises…
YR — Je sais, je sais ! Mais là, vous avez une sorte de liberté, nouvelle… Parmi les orchestres que vous avez dirigés, lesquels vous ont marqué ?
J-CC — Vous avez raison de prononcer le mot liberté. Il n’y a pas de grande interprétation sans liberté, mais la liberté n’est que le fruit de la rigueur maîtrisée pour parvenir justement à cette espèce d’état de lévitation émotionnelle que nous inspirent certains chefs-d’œuvre.
Parmi les orchestres qui m’ont le plus impressionné et que j’ai eu la chance de diriger, il y a l’Orchestre de Saint-Pétersbourg. J’y avais été invité, trop jeune chef d’orchestre, en 1972 par Mravinski : c’était un honneur incroyable. Et ensuite, Yuri Temirkanov, qui malheureusement vient de nous quitter, m’a invité presque tous les deux ans. J’avais des relations très affectueuses avec cet orchestre, comme avec l’Orchestre philharmonique Tchaïkovski de Moscou. Un autre orchestre qui m’a aussi extraordinairement impressionné et mené sur les cimes, c’est l’Orchestre de Philadelphie. Récemment au Japon j'ai dirigé le Yomiuri Orchestra et l’Orchestre de Nagoya, qui sont des phalanges phénoménales. Ils jouent avec une précision, avec un soin admirables : il n’y a pas une mèche qui dépasse, le moindre détail est respecté. Ensuite, il nous appartient, avec la pensée du son qui est la nôtre en tant que chef d’orchestre, de tenter de transmettre l’indicible, si j’ose dire. Je pourrais citer d’autres phalanges, mais celles-là m’ont vraiment porté au mieux.
J’ai aussi énormément appris des grands solistes que j’ai eu la chance de diriger. Parce que tout de même, j’ai dirigé... Byron Janis, Yehudi Menuhin, Emil Gilels, dont on va sortir bientôt le disque d’un enregistrement qu’on avait fait ensemble de Mozart et qui a fait son dernier concert avec moi à Lille quelques semaines avant sa mort. Il me demandait comme chef, quand il venait à Paris jouer à la radio… Donc énorme reconnaissance et fierté d’avoir été sollicité par lui, parce qu’il voulait que je l’accompagne quand il venait en France. Et puis Michelangeli, que j’ai eu la chance d’accompagner. Dieu sait si c’en est une, parce qu’il lui arrivait d’annuler souvent !
YR — Et ça s’est bien passé avec Michelangeli ?
J-CC — Très très bien ! Formidable ! Je me souviens d’un concert qu’on avait fait au Canada ensemble. Et j’étais là, timide : « Maître, revenez saluer… ». Il m’a alors attrapé par le pantalon pour venir saluer avec lui. Il m’a poussé, il m’a mis la main derrière la culotte et poussé en avant, parce que je ne voulais pas rentrer saluer avec lui. C’était Michelangeli…
YR — On a certainement eu une image un peu déifiée du personnage.
J-CC — Sans doute, car sous un côté très sévère il n’avait souvent qu’une envie, c’était de rigoler... Il me faisait un peu penser à Jacques Lacan, chez qui j’avais souvent été travailler quand j’étais jeune et que je me préparais à entrer au conservatoire. Lui aussi avait ce côté extraordinairement fermé, hautain, ascétique : au fond, il se demandait pourquoi on le vénérait tant… Et puis, tous les autres : Rostropovich, en premier lieu. Je lui dois sa venue à Lille très tôt, en 1976, quand on a commencé avec l’orchestre il est venu pour m’aider à convaincre les gens qu’on n’était pas ridicules… Et puis Gundula Janowitz, Montserrat Caballé qui a fait une création de Bizet, Clovis et Clotilde. Et Jessye Norman, avec qui j’ai beaucoup travaillé. J’ai aussi, à l’époque, offert à Barbara Hendricks je crois, sa première télévision au Grand Échiquier. Et Ivry Gitlis, avec lequel j’ai enregistré les concertos de Wieniawski : un don inouï pour le violon, un fantaisiste absolu. J’ai appris énormément de tous ces gens-là : respect de la musique, respect des nuances, respect des tempi, faire groover la musique, la faire marcher. En un mot, bannir à toute force le moindre ennui.
YR — Parlez-nous de cet appartement où vous me recevez, qui surmonte le square d’Anvers, et qui est l’appartement familial depuis très, très longtemps, je crois…
J-CC — Dans la pièce où vous vous trouvez j’ai eu mes premières sensations musicales, avec mon grand-père, Henri Casadesus. Savez-vous que mon grand-père Henri a écrit un concerto pour alto de… Handel ? Nous l’avons récemment joué à Taïwan, avec Gérard Caussé. Henri faisait du faux Handel, et du faux Johann Christian Bach.
YR — Ce n’est pas lui qui a écrit aussi du faux Mozart ?
J-CC — Non ! Le faux Mozart c’est son frère, Marius, célèbre pour la supercherie du Concerto Adélaïde qu’il a attribué à Mozart pendant des décennies. Ce n’est qu’en 1977, lors d’un procès pour droits d’auteur, qu’il a dû avouer devant le tribunal qu’il en était le véritable auteur ! Menuhin l’a enregistré sans savoir que ce n’était pas de Mozart, et l’a engueulé. Il lui a dit : « Salaud ! Tu aurais pu me le dire ».
YR — Quelle famille de faussaires !
J-CC — C’était, il est vrai, la grande époque des « à la manière de… » !
Dans cette pièce, sur la cheminée, vous voyez une photo originale de Léon Tolstoï devant lequel mon grand-père a été jouer avec ses frères et ses sœurs, qui répétaient dans cette pièce. Et Tolstoï a écrit derrière : « C’est une des plus belles choses que j’ai entendues de ma vie. » Mon grand-père Henri était d’origine catalane, ma grand-mère Marie-Louise était d’origine ukrainienne. Enfin… on disait russe, à l’époque. Donc j’ai ce mélange de sang, catalan, ukrainien, et vous voyez cette photo-là, c’est moi dans cette pièce, à 5 ans, auquel on vient de mettre un violon dans les mains. Pierre Monteux, et mon grand-père, sur un canapé (ce n’est plus le même !) m’ont mis un violon dans les mains, et m’ont dit paraît-il : « Tu seras chef d’orchestre, tu as le sens du rythme. »
La première passion que m’a transmise mon grand-père a été Jean-Sébastien Bach, avec la sonate en ré de Bach. J’ai aussi été bercé par Rameau, Delalande, Mondonville… Camille Saint-Saëns a été le premier président de l’orchestre, « Société des Instruments Anciens » créé par mon grand-père.
YR — Vous auriez pu verser dans le baroqueux !
J-CC — Je l’étais dans ma tête, et je le suis toujours. Qu’est-ce que c’est qu’être un baroqueux comme vous dites ? C’est aussi être un amoureux des styles, et ne pas être sectaire. Beaucoup de baroqueux sont de trop stricte obédience, si j’ose dire. Or, il ne faut pas oublier que Bach et Mozart ont écrit chacun en leur temps des lettres souhaitant de toute leur force que la facture d’instruments soit beaucoup plus moderne et qu’il y ait beaucoup plus d’instrumentistes dans les orchestres que ceux dont ils bénéficiaient. Et Beethoven a écrit des tempi dans ses symphonies qui étaient injouables à l’époque à cause de la facture d’instruments ! Les compositeurs ont toujours écrit pour le futur. Il ne faut pas faire de la muséologie en permanence. La pensée sonore des compositeurs a souvent été en décalage avec une facture d’instruments qui n’était pas à la hauteur de leurs espérances.
YR — Évoquons pour finir le programme du 25 janvier prochain au Théâtre des Champs-Elysées… Il comportera entre autres le Concerto en sol de Ravel, joué par Thomas Enhco…
J-CC — Nous venons de jouer au Japon ensemble le Concerto en fa de Gershwin. Nous avons été engagés séparément je veux le préciser, car le népotisme n’est pas trop mon genre. Thomas fait une belle carrière au Japon. Il y a deux ans c’était un concerto de Mozart. C’est pour moi une très grande joie de pouvoir contribuer à nourrir des styles avec des petits-fils qui ont poussé dans des voies différentes, bien à eux.
Le concert débutera avec l’ouverture de La Force du destin, qui est, j’en conviens, symbolique quand on atteint l’âge un peu vénérable qui est le mien. Puis, la transmission avec Thomas, nous l’avons évoqué. Enfin, la Symphonie fantastique qui a été l’un des morceaux dans lesquels j’ai débuté comme timbalier, à Colonne ; une œuvre extraordinairement riche, difficile musicalement, difficile techniquement. Et d’avant-garde : pensez que Berlioz avait 27 ans quand il l’a composée !
Propos recueillis le 19 septembre 2025
Concert le 25 janvier à 18 heures avec l’Orchestre Colonne au Théâtre des Champs Elysées.
Jean-Claude CASADESUS · Direction
Thomas ENHCO · Piano
VERDI La Force du Destin (Ouverture)
RAVEL Concerto en sol
BERLIOZ Symphonie Fantastique
Informations et réservations : cliquez sur ce lien.











Très bel entretien, éloge de l'apprentissage et du travail... Merci !