Boulez ! Encore Boulez ?
TRIBUNE - Pierre Boulez, « grand compositeur visionnaire » ? J’avoue que je n’achète pas. Je pourrais argumenter indéfiniment pour démontrer qu’il a mené la création musicale à une impasse mortelle.
Une armée d’Ayatollahs voudrait nous vendre à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Pierre Boulez l’image du « grand compositeur visionnaire ». J’avoue que je n’achète pas, et je pourrais argumenter indéfiniment pour démontrer qu’il a mené la création musicale à une impasse mortelle.
Concernant Répons :
Si cette œuvre est comme le disent les mêmes Ayatollahs son chef-d'œuvre absolu, alors je ne prends pas un grand risque en pensant que Monsieur Boulez est un compositeur considérablement surévalué.
Fidèle à sa manie d’inachèvement, il a construit au moins trois versions de cette œuvre à l’IRCAM, qui auront donc mobilisé toutes les équipes ou à peu près de 1981 à 1985 (assistants compositeurs, informaticiens, ingénieurs du son, sans compter l’administration). L’ensemble ( 24 solistes) est écrit dans une veine très proche de Domaines ou Dérive, mais sans doute avec moins de hachures et de fragmentations et une certaine verve qui entraîne des spirales de gammes et arpèges assez efficaces, même si le tempo exigé semble mettre un obstacle parfois insurmontable à l’enchaînement exact des traits. On retrouve par ailleurs ce qui est presque un tic chez Boulez, des notes répétées en doubles croches homorythmiques parsemées d’accents qui ne peuvent prétendre à créer un rythme pulsé, puisque il détestait cela.
Les six solistes (claviers et harpe) sont également soumis à une avalanche de notes, souvent indistinctes, cascades d’arpèges, de trilles, de batteries. Leur parties sont captées pour être transformées en temps réel (à l’époque la fameuse 4X). Malheureusement, les effets produits sont assez pauvres : arpégiateur (avec un effet pervers naissant de la transposition, à savoir que les harmoniques ne suivant pas les sons ainsi traités se ressemblent tous, on dirait au mieux une imitation numérique de vibraphones désaccordés), échos, accumulations, réverbération, somme toute beaucoup d’efforts pour pas grand chose.
Quant à la fameuse « spatialisation », elle est à la limite du ridicule, se limitant à un jeu de ping-pong sans intérêt entre huit enceintes principales. L’idée que le public se trouve entouré par l’orchestre est le type même de fausse bonne idée, car l’auditeur lambda entend l’oeuvre filtrée par sa place dans l’espace : à la carrière Boulbet au Festival d’Avignon en 1986, j’étais ainsi assis à côté du tuba de mon ami Bucquet, et j’ai donc entendu un concerto de tuba, plutôt mal fichu…
A la réécoute de 2025, franchement, mon sentiment de gâchis n’a guère changé: quand on pense que ce bon Monsieur Jameux avait écrit à l’époque qu’il s’agissait d’une œuvre comparable aux Passions de Bach… Quand on pense qu’après cela l’IRCAM et l’Intercontemporain ont quasi exclusivement commandé des œuvres mixtes pour ensemble traité en temps réel… Plus de 300 si je ne me trompe, dont aucune n’a survécu. Il faut savoir d’ailleurs à ce propos qu’à l’IRCAM on ne se soucie guère de transplanter les technologies sur les nouveaux processeurs (qui arrivent presque chaque année comme chacun sait) si bien qu’une très grande majorité des œuvres commandées à cette époque ne peuvent être reproduites avec les technologies actuelles.
Bref, beaucoup de bruit pour pas grand chose.
Pierre Boulez est mort
Nota : Ce texte de 2016 avait été proposé à un magazine musical français à la mort de Pierre Boulez, mais il n’a pas été publié.
Après le concert de louanges et de pleurs qui a envahi les médias (venant principalement de ceux qui lui doivent leur carrière), il est sans doute temps de faire entendre un point de vue plus critique et d’entamer un « inventaire » des actions, œuvres et positions de Pierre Boulez.
Ses thuriféraires n’ont cessé de proclamer que le critiquer était nécessairement la marque d’un esprit rétrograde, médiocre, voire « néo-conservateur », etc. Étant moi-même attaché à la recherche d’une nouvelle musique française, de nouvelles expressions, de nouvelles couleurs, de nouveaux rythmes, de nouveaux espaces, et donc peu susceptible, j’ose espérer, d’être considéré comme tel, il me semble nécessaire au contraire de critiquer les nombreuses impasses dans lesquelles il a entraîné la création musicale de notre temps, de corriger ces bases théoriques faussées, de rétablir le lien avec le public, bref de reconstruire une nouvelle musique.
Pierre Boulez a détesté sa vie durant ce qui n’était pas lui, et méprisé ce qu’il n’aimait pas (Messiaen a dit qu’il était « en colère contre le monde entier »), c’est-à-dire à peu près tous les courants vivants de la fin du XXe siècle : le jazz, l’improvisation, la musique ancienne et baroque, le spectacle musical, le ballet, la musique de film, la musique concrète, l'électro acoustique, la création radiophonique, les musiques populaires du monde, les œuvres pour le jeune public, évidemment la chanson, bref tout ce qu’avaient aimé en leur temps et Ravel et Poulenc, et qui constitue en grande partie la spécificité de la musique française (ouverture au monde, couleur, images, parfums populaires, lien au passé).
Il a fait du dodécaphonisme et de ses avatars sérialisés (jusqu’à la sérialisation de tous les paramètres, vaste utopie structuraliste) le nouveau dogme incontournable, qui devait à ses yeux remplacer définitivement le langage harmonique. Tout compositeur ne servant pas ce nouveau dogme était considéré comme « inutile ». En cela il s’est totalement fourvoyé, puisque les œuvres de ce courant ne sont pas entrées au répertoire (et ce, malgré les très grands moyens dont l’État français l’a doté au milieu des années 1970) alors que certaines ont plus de soixante années d’existence, ce qui semble être le délai raisonnable (comme cela s’est fait au début de notre siècle pour les œuvres de Chostakovitch, Poulenc et Britten). Ses positions outrageusement dogmatiques ont contribué à créer une rupture profonde du large public avec la création. C’est lui qui a transformé les créateurs en « chercheurs », a mené la musique savante dans une impasse mortelle en la coupant de ses racines populaires, a justifié la déshérence du public par la « difficulté » des œuvres, et à cette même déshérence a répondu par la « pédagogie » (comme s’il fallait comprendre pour aimer), a décidé que la création n’avait pas a priori, en–soi, de marché, et a donc imposé qu’une esthétique et une seule soit soutenue entièrement par l’État.
Il a réduit l’histoire de la musique du XXe siècle à la filiation fantasmée de rares œuvres de Schoenberg, Webern, Messiaen, jusqu’à lui-même (et ses apparentés Berio et Stockhausen, ainsi que quelques œuvres de Stravinsky et Bartók). Exeunt tous les compositeurs qui ont laissé leur marque sur le siècle dans un savant mixage de tradition et de modernité, d’invention personnelle et de classicisme, de savant et de populaire, comme entre autres Janácek (qu’il reconnut à la fin de sa vie), Sibelius (idem), Ives, Ravel (qu’il dirigea souvent, sans lui attribuer la moindre importance historique), Villa-Lobos, Prokofiev, le Groupe des Six, Gershwin, Copland, Weill, Scelsi, Chostakovitch, Britten, Lutosławski, Dutilleux, Jolivet, Constant, Ohana, Takemitsu, Penderecki, Schnittke, Landowski, Ferrari, jusqu’à Adams et Pärt – excusez du peu ! –, sans oublier les grands compositeurs pour le cinéma, tous créateurs constituant finalement le courant révélateur du siècle. En cela il n’est vraiment pas cet « immense créateur » que tout le monde dans les médias essaie de nous vendre. Personnellement, j’ai un mal fou avec sa musique, que je trouve volontariste, comme « énervée » outre-mesure, sans véritable nécessité, sans corps, sans respiration, sans chant, sans chaleur (depuis les Structures, en passant par Pli selon Pli, jusqu’à Dérive 2 ). Il est devenu au fil des années un très bon orchestrateur (Notations par exemple) grâce à son expérience de chef d’orchestre, mais son écriture instrumentale semble toujours forcée, peu naturelle, en quelque sorte maniérée (la Deuxième Sonate, mon Dieu ! La partie de clarinette solo de Domaines !. Le pire pour moi étant l’écriture vocale, tordue par des intervalles toujours dissonants en sauts impossibles, empêtrée dans l’esprit de système (Pli selon Pli). Ce style symbolise la « musique contemporaine » pour le grand public (par exemple la partie de clarinette solo de Domaines). est devenu une véritable caricature : devenue enjeu d’idéologie, la musique y a perdu son âme.
Ses livres d’analyses sont souvent intéressants, mais leur prétention les rend souvent illisibles (qui peut dire honnêtement qu’il a compris quelque chose à Penser la musique aujourd’hui ? )
Il a cru bon de lier fortement la musique aux sciences dites dures, en particulier les mathématiques nécessaires à l’informatique. Dans ce domaine, son bilan est particulièrement mitigé, et l’Ircam est très loin d’avoir été à la pointe des inventions de son époque. Dès les années 1970-1980, l’essentiel de l’innovation a été porté par des musiciens scientifiques comme Bénédict Maillard à l’INA-GRM, Jean-Claude Risset au CNRS, John Chowning à Stanford, ou encore Stockhausen (à Cologne) et Berio (à Milan puis à Florence), ses concurrents immédiats. Les traitements en temps réel de Répons par exemple, qui devaient être la vitrine de l’Institut, sont restés dans un domaine déjà largement couvert par tous les bons sonorisateurs du monde, en particulier en variétés (lignes à retard, colorations, spatialisation, réverbérations, delays, etc.), et ont déçu tous les connaisseurs du son et de sa diffusion. Plus, l’Ircam, qui devait à l’origine s’associer pleinement au Centre Pompidou, s’est tout aussitôt refermé sur lui-même, et sur sa propre production. On oublie sans doute que Répons a été l’œuvre pendant au moins trois ans de tout l’Institut et de l’EIC, unis comme un seul homme pour la gloire du maître…Pendant que mes camarades travaillaient à la rédaction des logiciels de traitement, je créais quant à moi quantité de musiques pour le cinéma avec la complicité du service audiovisuel et de Gérard Chiron, et j’avais le sentiment très précis à l’époque de réaliser ainsi le projet initial : insérer la création musicale dans les activités du Centre.
Sa direction d’orchestre pouvait impressionner par sa précision et aussi terriblement ennuyer par son absence de mouvement profond, de joie, de sensualité, de danse. Ses Ravel m’ont toujours fait penser à des photos érotiques où les sexes et les poils sont floutés. J’ai toujours pensé qu’il était devenu chef d’orchestre essentiellement pour faire de la politique et non de la musique, pour faire avancer ses idées de réforme (ce qu’il a admirablement réussi).
Discuter avec ses interprètes est toujours instructif : les parties instrumentales de Répons, par exemple, jouées à un tempo raisonnable, sonnent comme du jazz écrit, en raison de leurs systèmes de doubles croches avec accents impairs. Mais comme la plupart du temps les tempi exigés sont injouables, les musiciens en sont amenés à « improviser » leurs traits tant bien que mal, et l’Ensemble Intercontemporain se transforme alors en un groupe de soundpainting, ce qui est quand même un comble pour quelqu’un qui n’a eu de cesse que de pourfendre le jazz.
Il reste son action, souvent autoritaire, pour développer la musique en France, sa lutte contre les académismes, le paradoxe étant qu’il a largement contribué à développer un nouvel académisme « d’avant-garde » tout aussi pernicieux que la scolastique qu’il voulait combattre. Restent l’Ensemble Intercontemporain (groupe sectaire), la Cité de la musique (structure excellente) et la Philharmonie de Paris (contestable).
Et sa pédagogie : formidable. Ses cours de direction, ses vidéos, il avait un très grand talent dans ce domaine. Et aussi ses programmations aventureuses, presque expérimentales, à New York.
Et, at last but not least, bien sûr, le Ring et Lulu avec Chéreau (merci Rolf Lieberman). Dont acte.
Mais ces actions, qui lui confèrent une place indéniable dans l’histoire de la musique de la fin du XXe siècle, ne suffisent pas à masquer la sécheresse et l’étroitesse de sa propre créativité musicale, marquée du sceau de l’inachèvement.
Compositeur, pianiste et écrivain, Denis Levaillant est un des grands talents de la musique d’aujourd’hui. Il a été reconnu très tôt pour son art de l’improvisation et son orchestration originale. Certaines de ses œuvres ont connu un très grand succès : son livre L’improvisation musicale, son opéra O.P.A Mia, son trio de jazz Les Passagers du delta, son ballet - entré au répertoire de l’Opéra de Paris - La Petite danseuse de Degas. Il est l’auteur de plus 20 spectacles musicaux et de plus de 140 œuvres de concert. Son catalogue enregistré est régulièrement synchronisé dans l’audiovisuel (cinéma et télévision), dans le monde entier.
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Denis Levaillant sur Internet : www.Denislevaillant.net
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