66 fois l'Isle Joyeuse !
J'adore L'Isle Joyeuse de Debussy. Une version toute récente m'a incité à faire le tour de la discographie. Je ne ferai pas ça tous les jours !
L’idée m’en est venue parce que le dernier numéro de Classica, sous la plume de de Gérard Belvire, a acclamé le disque Debussy d’une une pianiste italienne, Saskia Giorgini, dont le talent m’avait échappé (en dépit du fait qu’elle ait reçu un Diapason d’Or pour son précédent, consacré à Liszt) . Elle y joue sur un très beau Bösendorfer, ce qui est un peu contre-intuitif pour Debussy à priori, avec ses basses somptueuses et son timbre riche, mais la beauté de la sonorité de l’artiste y font merveille C ’est vraiment un très beau disque, dont je recommande l’écoute, fourni avec un excellent livret numérique, extrêmement lisible, comme c’est toujours le cas chez Pentatone.
La comparaison des 66 versions m’a pris presque une journée.
L’œuvre a de la chance au disque : il y a peu de catastrophes dans la comparaison. Il serait ridicule de sélectionner même les six meilleures versions (comme le fait la Tribune des Critiques désormais), et bien sûr il est totalement impossible de déterminer quelle serait la meilleure version, la version de référence, comme on disait jadis.
Mes versions préférées :
Le hasard provoqué par le bouton “Random” de mon application m’a plongé immédiatement dans une interprétation absolument démente, celle de Arturo Benedetti Michelangeli jeune, dans un pirate public dont le son est vraiment pourri. Mais alors… c’est réjouissant, jubilatoire. Il n’était pas un monument hiératique, ABM jeune !
Zoltan Kocsis est souverain. Et très bien enregistré. La gradation du discours est d’une intelligence rare. Nous avons perdu avec lui un tout grand artiste, l’élite.
Samson François installe une ambiance particulière, nocturne, dès les premières notes. Il se donne la liberté de construire un trajet musical poétique d’une finesse rare. Tout est pensé (selon moi), rien n’est au hasard. Assez unique.
Marquant, étonnant : L’Isle Joyeuse du hongrois Peter Frankl serait, si je devais choisir une version équilibrée, possédant la plupart des qualités requises, “ma version”.
Jean-Bernard Pommier a disparu des radars depuis quelques années et c’est bien dommage. Quel pianiste, et quels moyens pianistiques, parfaitement enchâssés dans le discours. Magnifique version.
La liberté, cette impression d’improvisation : Friedrich Gulda en 1959 est assez fascinant. Et, en plus du son, si particulier, l’autorité, la maîtrise. La fin, un peu en retrait.
Côté vieilles dames (d’ailleurs était-elle si vieille que ça, lorsqu’elle a enregistré la pièce ? ) chez Marcelle Meyer dès le début de l’œuvre on est capté par la beauté du son, la subtilité de la démarche, la ductilité de la phrase. C’est superbe.
Sergio Fiorentino avait 35 ans quand cet enregistrement a été réalisé. Il adopte un tempo assez rapide et, pour être joyeuse, cette Isle là est joyeuse ! Version surprenante, peut-être pas orthodoxe, mais il en a sous le capot. La fin est pyrotechnique ! Version publique aussi : il semble que les versions publiques siéent bien à cette œuvre.
Cette musique va comme un gant de soie à Stephen Hough. Et il est dans ses meilleurs jours dans cet enregistrement. Pour le plaisir.
Dans un genre assez différent, sans esbroufe mais stylistiquement probe, j’aime bien la version de Gabriel Tacchino chez Verany.`
Les autres versions :
NikolaÏ Lugansky et Sviatoslav Richter : sans me vanter, à l’aveugle je les ai vu venir ces deux-là deux, par la grâce de comme des échos des Tableaux d’une Exposition sur certains passages. Très bien objectivement tous deux, mais je n’aime toujours pas l’esthétique de Lugansky, pour moi le successeur de ce célèbre pianiste italien que je n’ai jamais aimé, vous voyez qui ? Vladimir Ashkenazy est passionnant à suivre, vraiment une très belle version.
Avec Nelson Goerner on est certes à un très haut niveau, le pianiste argentin déploie des épisodes fantasques ; il reste que je ne suis pas preneur dans cette œuvre de ce gros son de virtuose, aussi bien timbré soit-il. Je vis mieux avec la relative sagesse de Tacchino.
Jörg Demus était un frère en musique de Peter Frankl avec lequel il a souvent joué en duo. Également magnifique est sa version de l’Isle Joyeuse. On se dit que ces artistes sérieux et modestes, qui ne la ramenaient pas, avaient un niveau conceptuel et humain souverain. Et ils n’étaient pas si vieux quand ils ont enregistré… Hongroise comme Frankl, Klara Würtz nous régale : tant de finesse, tant de rebondissements… La fin est un peu en-deçà. Encore une pianiste hongroise ? La délicieuse Livia Rev a peut- être été captée trop âgée par Hyperion. Ce n’est pas mauvais, mais manque de pêche. Là encore que cela ne vous décourage pas d’écouter ses autres très beaux enregistrements Hyperion : ils viennent d’ailleurs d’être réédités en numérique après avoir été longtemps indisponibles en CD. Cliquez ici.
Rien à redire à la version de Jean-Yves Thibaudet : c ’est quand même un fort beau piano français et international. Pascal Rogé est comparable mais avec une sorte d’effacement, de retrait, que je comprends mal. Pas très attachant, mais le passage médian est tout de même bien conduit.
Mon objectivité ne pourra pas être mise en question : je vais dire du bien de Philippe Cassard ! Comme il a beaucoup écouté les autres, il livre une version intelligente et fort bien menée, hautement recommandable. Ce qui manque, c’est de la magie digitale, la fabrique du son, mais ça, c’est rare, c’est pour ABM ou Kocsis. Ou, plus comparable, ce que fait Pommier.
L‘allemand tout-terrain et infatigable Michael Korstick, est un peu trop égal à lui-même… mais on ne peut pas lui reprocher : c’est extrêmement bien fait.
Au chapitre de l’énergie, ces grands pianistes français en pleine gloire dans les années 60-90 se défendent bien : Claude Helffer surtout, Georges Pludermacher un peu générique, Cécile Ousset remarquable. Aldo Ciccolini est un peu isolé dans son coin : il a des intentions originales, mais c’est décevant selon moi, avec une conclusion qui n’ouvre pas vers la grande bouffée d’oxygène à laquelle on aspire. Les Debussy de Théodore Paraskivesco ont eu en France leur heure de gloire, à la même époque que ceux de Peter Frankl. Intéressant sur le style, à certains égard limité.
Un vieux jeune français dans la course : François Chaplin a bien réfléchi ou il met les doigts. Très bonne version, si vous m‘en croyez. Je vois que son disque avait obtenu plusieurs accolades favorables de la presse spé à sa sortie, et c’était justifié.
Côté vieux messieurs, Vlado Perlemuter chez Nimbus vaut pour la clarté de son jeu, l’enregistrement étant techniquement moins mauvais que dans mon souvenir. Shura Cherkassky n’est pas convaincant du début à la fin dans cette version publique mais… à la fin le lion est lâché ! Et c’est jouissif comme si souvent avec Cherkassky. Arthur Rubinstein en 1961, en public à Carnegie Hall. Très bien, évidemment, il joue ça comme du Villa-Lobos. Décevant.
Parmi les jeunes turcs du clavier, le coréen Seong-Jin Cho est magnifique, original, intéressant, avec une belle sonorité. La technique on n’en parle même pas. Content de retrouver l’avis que je m’étais fait dans d’autres de ses enregistrements. Et, pourquoi ne pas classer parmi les jeunes turcs Dino Ciani, mort si jeune, qui était jeune lui aussi nous fait du Debussy en mode schumannien : c’est tellement élégant, tellement émouvant quand on pense à son destin tragique… Werner Haas lui aussi a été un météore car lui aussi a disparu tragiquement dans un accident de voiture. Il adorait la musique française. Dans le final il nous fait un show brillant et limite jazzy ! C’est une version musclée et stimulante, à connaître. En passant, n’oubliez pas d’écouter aussi ses Études de Chopin !
La très solide intégrale Debussy de Gordon Fergus Thompson était jadis parue sous label ASV, tombé dans l’escarcelle d’Universal Music. Également excellent, Léon McCawley. Alors, pourquoi ne pas le mettre en avant davantage ? Sans doute l’éloignement géographique du public est-il la clé de bien des notoriétés usurpées ici, inexistantes ailleurs. Le norvégien Håkon Austbø a réalisé une intégrale Debussy d’une totale évidence. J’ai du mal à être objectif car je l’ai reconnue, j’y suis comme dans des chaussons.
Angela Hewitt chez Hyperion est pour moi une grosse surprise. Je suis bien certain que la pianiste australienne est injustement négligée en France ; et plus encore quand elle ne joue pas Bach. Moi-même, je n’avais pas écouté Debussy. c’est du très beau piano, du grand Art. Rien de banal, et une réalisation de haut vol. À écouter absolument, juste après Frankl !
Une bonne surprise avec la presque quadra brésilienne, Juliana Steinbach. C’est vivant, bien conduit.
Alain Planès a pour lui une musicalité intérieure et une intelligence qui exclut toute vulgarité. Sa version est très bonne : beau timbre, belle ambiance.
Mais quand on passe à Vladimir Horowitz (la version de son disque de “bis”, on hurle à l’amour. Il peut faire ce qu’il veut, on suit !
Assez méconnue, Carol Rosenberg est une excellente pianiste, qui livre une version pleine de goût et avec de beaux effets. Pour la petite histoire, elle a été la cofondatrice du label américain Delos, récemment racheté par Citizen Outhere, et pour lequel elle a fait d’autres beaux enregistrements, et sur des répertoires qui sortent des sentiers battus.
Shani Diluka livre une bonne version, avec beaucoup d’intentions intéressantes, et de relief, jouée au fond du clavier, parfois bruyante, avec un manque de constance dans le discours. On pourra être un peu défrisé par les minauderies. La fin ne va pas du tout : elle se croit dans le Boléro de Ravel. Mais soyons juste, c’est potable.
Quelques déceptions…
Steven Osborne passe à côté selon moi, et nous gratifie d’un ferraillement désagréable sur la fin de l’œuvre. Peut-être pas son truc.
Simon Trpčeski passe lui aussi à côté. C’est pas très singulier, et trop digital.
Pas une déception pour moi car exactement conforme à ce que j’ai si souvent entendu de lui : Maurizio Pollini. C’est interminable et plat, enquiquinant, sans sourire, sans subtilité. Et quant à la fin, on dirait qu’on lui a mis un compresseur derrière les micros. Je jure que j’ai écouté cette version à l’aveugle.
Yvonne Lefébure avait presque 85 ans quand elle a enregistré son disque Debussy comprenant l’Isle Joyeuse pour Solstice. On a un peu de mal à discerner un ton distinctif à l’aveugle.
Ils passent aussi à côté : José Iturbi, que j’aime bien d’habitude, est bruyant, hors-sujet, et pas davantage Charles Rosen, le Pollini du pauvre. Jamais compris à ce qu’on lui trouvait au piano, et pas emballé non plus par l’intellectuel qu’il était censé être.
J’ose à peine l’écrire, Monique Haas dans sa version DG me déçoit. C’est un peu lourd, encombré. J’ai plusieurs souvenirs publics d’une Monique Haas pourtant plus âgée, étincelante dans Debussy. Que cela ne décourage personne d’écouter dans d’autres œuvres cette magnifique et grande pianiste.
Robert Casadesus. Propre sur lui, convenable, assez raide. Pardon si je choque, mais un peu emmerdant… comme souvent.
Mieux par la progression du discours et davantage de relief que le précédent, Hans Henkemans , icône discophile, dans cette pièce déçoit. C’est pas très subtil.
Kotaro Fukuma se plante selon moi, et avec quelque vulgarité. Il est moins chez lui ici que dans Chopin.
Rien de blâmable chez Martin Jones, qui a réalisé son intégrale Debussy en 1994, pour Nimbus. Il y a d’abord une longue uniformité un peu barbante et puis ensuite une sorte de marche au supplice pompeuse et pompante. On se croirait chez Berlioz : ) .
Jean-Pierre Armengaud ne se trompe pas de compositeur ou de style : dès la première note nous sommes chez un Debussy qualifié. Ensuite le discours s’étire, c’est prudent et pas bien vissé et il est à la peine.
Le jeune Kim Bernard est sans doute prometteur, mais il m’a rappelé tous ces élèves fraîchement diplômés que j’allais écouter il y a longtemps Salle Cortot : au-delà des qualités et des dons, quoi ? Il se croit chez Mephisto-Walz !
Si à la fin vous en avez assez de l’Isle Joyeuse au piano, vous pourrez peut-être conclure votre écoute par son habile arrangement pour violoncelle et piano, par Olivier Hébert Bouchard et le violoncelliste Stéphane Tétreault tous deux canadiens. Pas mal du tout !
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